MEMOIRE JUSTIFICATIF POUR SERVIR DE RÉPONSE À L'EXPOSÉ, &c. DE LA COUR de FRANCE.

M,DCC,LXXIX.

MEMOIRE JUSTIFICATIF pour servir de Réponse à l'Exposé, &c. de la Cour de FRANCE.

L'AMBITION d'une puissance, toujours ennemie du repos public, a obligé enfin le Roi de la Grande Bretagne à employer dans une guerre juste et legitime ces forces que Dieu et son peuple lui ont confiées.—C'est en vain que la France essaye de justifier ou plutôt de deguiser sa politique aux yeux de l'Europe par son dernier Manifeste, que l'orgueil et l'artifice semblent avoir dicté, mais qui ne peut se concilier avec la verité des faits, et les droits des nations. L'equité, la moderation, l'amour de la paix, qui ont toujours reglé les démarches du Roi, l'en­gagent maintenant à soumettre sa conduite et celle de ses en­nemis au jugement du tribunal libre et respectable, qui pro­nonce sans crainte et sans flatterie l'arrêt de l'Europe, du siecle present, et de la posterité. Ce tribunal, composé des hommes eclairés et désinteressés de toutes les nations, ne s'ar­rete jamais aux professions, et c'est par les actions des princes qu'il doit juger des motiss de leurs procedés et des sentimens de leur coeurs.

[Page 2] Lorsque le Roi monta sur le trône, il jouissoit du succés de ses armes dans les quatre parties du monde. Sa modera­tion retablit la tranquillité publique dans le même instant qu'il soutenoit avec fermeté la gloire de sa couronne, et qu'il procuroit à ses sujets les avantages les plus solides. L'expe­rience lui avoit fait connoitre combien les fruits de la victoire même sont tristes et amers; combien les guerres heureuses ou malheureuses epuisent les peuples sans aggrandir les princes. Ses actions prouvoient à l'univers, qu'il sentoit tout le prix de la paix, et il etoit au moins à presumer que la raison qui l'avoit eclairé sur les malheurs inevitables de la guerre, et la dangereuse vanité des conquêtes, lui inspireroit la reso­lution sincére et inébranlable de maintenir la tranquillité pub­lique, dont il etoit lui même l'auteur et le garant. Ces principes ont servi de base à la conduite invariable de sa Ma­jesté pendant les quinze années qui ont suivi la paix conclue à Paris en 1763: epoque heureuse de repos et de felicité, dont la memoire sera longtems conservée par le souvenir et peut-être par les regrets des nations de l'Europe.—Les in­structions du Roi à tous ses Ministres portoient l'empreinte de son caractere et de ses maximes. Il leur recommandoit comme le plus important de leurs devoirs d'ecouter avec une attention scrupuleuse les plaintes et les representations des puissances, ses alliés ou ses voisins; de prevenir, dans leur origine, tous les sujets de querelle qui pourroient aigrir ou aliener les esprits, de detourner le fléau de la guerre par tous les expediens compatibles avec la dignité du souverain d'une nation respectable, et d'inspirer à tous les peuples une juste confiance dans le systeme politique d'une cour qui detestoit la [Page 3] guerre sans la craindre; qui n'employoit pour ses moyens que la raison et la bonne foi, et qui n'avoit pour objet que la tranquillité generale. Au milieu de cette tranquillité les pre­mieres etincelles de la discorde s'allumerent en Amerique. Les intrigues d'un petit nombre de chefs audacieux et cri­minels, qui abuserent de la simplicité credule de leurs com­patriotes, seduisirent insensiblement la plus grande partie des Colonies Angloises à lever l'etendart de la revolte contre la mere patrie, à qui elles etoient redevables de leur existence et de leur bonheur. La cour de Versailles oublia sans peine la foi des traités, les devoirs des alliés, et les droits des souve­rains, pour essayer de profiter des circonstances qui paroissoient favorables à ses desseins ambitieux. Elle ne rougit point d'a­vilir sa dignité par les liaisons secrettes qu'elle forma avec des sujets rebelles, et après avoir epuisé toutes les ressources hon­teuses de la perfidie et de la dissimulation, elle osa avouer à la face de l'Europe, indignée de sa conduite, le Traité solemnel que les Ministres du Roi Très Chrêtien avoient signé avec les agens tenébreux des Colonies Angloises, qui ne fondoient leur independance pretendüe que sur la hardieffe de leur revolte. La declaration offensante que le Marquis de Noailles fut chargé de faire à la cour de Londres, le 13 Mars de l'année derniere, autorisa sa Majesté à repousser par les armes l'insulte inouie qu'on venoit d'offrir à l'honneur de sa couronne; et le Roi n'oublia pas dans cette occasion importante ce qu'il devoit à ses sujets et à lui-même. Le même esprit de fausseté et d'am­bition regnoit toujours dans les conseils de la France. L'Es­pagne, qui s'est repentie plus d'une fois d'avoir negligé ses vrais interêts pour servir aveuglement les projets destructeurs [Page 4] de la branche ainée de la maison de Bourbon, fut engagée à changer le role de mediateur pour celui d'ennemi de la Grande Bretagne. Les calamités de la guerre se sont multipliées, mais la cour de Versailles ne doit pas jusqu'à present se vanter du succés de ses operations militaires; et l'Europe sait appre­cier ces victoires navales, qui n'existent que dans les Gazettes et dans les Manifestes des vainqueurs pretendus.

Puisque la guerre et la paix imposent aux nations des devoirs entierement differens, et même opposés, il est indispensable de distinguer ces deux etats dans le raisonnement aussi bien que dans la conduite; mais dans le dernier Manifeste que la France vient de publier ces deux etats sont perpetuellement confondus. Elle pretend justifier sa conduite en faisant valoir tour à tour et presqu'au même instant ces droits qu'il n'est permis qu'à un ennemi de reclamer, et ces maximes qui re­glent les obligations et les procedés de l'amitié nationale. L'addresse de la cour de Versailles à brouiller sans cesse deux suppositions qui n'ont rien de commun est la consequence na­turelle d'une politique fausse et insidieuse, incapable de sou­tenir la lumiere du grand jour. Les sentimens et les démar­ches du Roi qui n'ont point à redouter l'examen le plus sé­vere, l'invitent au contraire à distinguer clairement ce que ses ennemis ont confondu avec tant d'artifice. Il n'appar­tient qu'à la justice de parler sans crainte le langage de la raison et de la verité.

La pleine justification de sa Majesté et la condamnation indelibile de la France se reduit donc à la preuve de deux [Page 5] propositions simples et presqu' evidentes; premierement, Qu'une paix profonde, permanente, et, de la part de l'An­gleterre, sincere et veritable, subsistoit entre les deux nations, lorsque la France forma des liaisons d'abord secrettes, et en­suite publiques et avouées, avec les Colonies revoltées de l'Amerique: Secondement, Que suivant les maximes les mieux reconnues du droit des gens, et selon la tencur même des Traités actuellement subsistans entre les deux couronnes, ces liaisons pouvoient etre regardées comme une infraction de la paix, et que l'aveu public de ces liaisons equivaloit à une declaration de guerre de la part du Roi Très Chrêtien. C'est peutêtre la premiere fois qu'une nation respectable ait eu besoin de prouver deux verités aussi incontestables, et la justice de la cause du Roi est deja reconnue par tous les hommes qui jugent sans interêt et sans prevention.

‘Lorsque la Providence appella le Roi au trône la France jouissoit de la paix la plus profonde.’ Telles sont les expressions du dernier Manifeste de la cour de Versailles, qui reconnoit sans peine les assurances solemnelles d'une amitié sincere et des dispositions les plus pacifiques qu'elle reçut dans cette occasion de la part de sa Majesté Britannique, et qui furent souvent renouvellées par l'entremise des Am­bassadeurs aux deux cours, pendant quatre ans jusqu'au mo­ment fatal et decisif de la declaration du Marquis de Noailles. Il s'agit donc de prouver que dans ces tems heureux de la tranquillité generale l'Angleterre cachoit une guerre secrette sous les apparences de la paix, et que ses procedés injustes et arbitraires etoient portés au point de legitimer du coté de la [Page 6] France les démarches les plus fortes, et qui ne serol'nt per­mises qu'à un ennemi declaré. Pour remplir cet objet il faudroit porter devant le tribunal de l'Europe des griéfs clairement articulés et solidement etablis. Ce grand tribunal exigeroit des preuves formelles et peut-être reiterées de l'in­jure et de la plainte, le refus d'une satisfaction convenable, et la protestation de la partie souffrante qu'elle se tenoit hautement offensée par ce refus, et quelle se regarderoit de­sormais comme affranchie des devoirs de l'amitié et du lien des traités. Les nations qui respectent la sainteté des ser­mens et les avantages de la paix sont les moins promptes à saisir les occasions qui semblent les dispenser d'une obliga­tion sacree et solemnelle, et ce n'est qu'en tremblant qu'elles osent renoncer à l'amitié des puissances dont elles ont long­tems essuye l'injustice et les insultes.

Mais la cour de Versailles a ignoré ou a meprisé ces prin­cipes sages et salutaires, et au lieu de poser les fondemens d'une guerre juste et legitime, elle se contente de semer dans tous les pages de son Manifeste des plaintes vagues et gene­rales, exprimées dans un stile de metaphore, et d'exagéra­tion. Elle remonte plus de soixante ans pour accuser le peu de soin de l'Angleterre à ratifier quelques reglemens de com­merce, quelques articles du Traité d'Utrecht. Elle se permet de reprocher aux Ministres du Roi d'employer le langage de la hauteur et de l'ambition sans s'abaisser jusqu'au devoir de prouver des imputations aussi peu vraisemblables qu'elles sont odieuses. Les suppositions gratuites de la mauvaise foi et de l'ambition [Page 7] de la cour de Londres sont confusément entassées, comme si l'on craignoit de s'y arreter. L'on insinue d'une maniere très obscure les insultes pretendües qu'ont essuyés le commerce, le pavillon, et même le territoire François, ‘et on laisse echapper enfin l'aveu des engagemens que le Roi Très Chrêtien avoit dejà formés avec l'Espagne pour venger leurs griéfs respectifs, et pour mettre un terme à l'empire tyrannique que l'An­gleterre a usurpé et pretend conserver sur toutes les mers..’

Il est difficile de combattre des fantomes, ou de repondre d'une maniere nette et precise au langage de la declamation. La juste confiance du Roi desireroit sans doute de se livrer à l'examen le plus approfondi de ces plaintes vagues, de ces griéfs pretendus, sur lesquels la cour de Versailles a si pru­demment evité de s'expliquer avec la clarté et le detail qui pourroient seuls appuyer ses raisons, et faire exuser ses pro­cedés. Pendant une paix de quinze ans les interêts de deux nations puissantes et peut-être jalouses, qui se touchent par tant d'endroits differens dans l'ancien et dans le nouveau monde, fournissent inevitablement des sujets de plainte et de discussion, que la moderation reciproque sauroit toujours assoupir, mais qui ne sont que trop facilement aigris et em­poisonnés par la haine réelle et les soupçons affectés d'un ennemi secret et ambitieux: et les malheurs de l'Amerique etoient très propres à multiplier les esperances, les pretextes et les pretensions injustes de la France. Cependant telle a été la conduite toujours uniforme et toujours pacifique du Roi et de ses Ministres, qu'elle a souvent reduit ses ennemis [Page 8] au silence, et s'il est permis d'appercevoir le vrai sens de ces accusations vagues et equivoques, dont l'obscurité etudiée décele les traits de la honte et de l'artifice, s'il est permis de demeler des objets qui n'ont point d'existence, on peut assu­rer avec la hardiesse de la verité qu'il est plusieurs de ces griéfs, pretendus qui sont annoncés pour la premiere fois dans une declaration de guerre sans avoir jamais été proposés à la cour de Londres dans le tems qu'elle auroit pû les écouter avec l'attention serieuse et favorable de l'amitié. A l'egard des plaintes que l'Ambassadeur de sa Majesté Très Chrêtienne communiquoit de tems en tems aux Ministres du Roi, il se­roit aisé de donner ou plutot de renouveller les reponses satis­faisantes qui prouverent aux yeux de la France elle-même la moderation du Roi, son amour de la justice, et la since­rité de ses dispositions à conserver la tranquillité generale de l'Europe. Ces representations dont la cour de Versailles pourroit se dispenser de rappeller le souvenir, etoient rare­ment marquées au coin de la raison et de la verité, et il se trouvoit le plus souvent que les personnes en Europe, en Ame­rique, cu sur les mers, desquelles elle tenoit son intelligence suspecte et malfondée, n'avoient pas craint d'abuser de sa con­fiance, pour mieux servir ses intentions secrettes. Si les faits que la France faisoit valoir comme le sujet de ses plaintes etoient appuyés quelq uefois sur une base moins fragile, les Ministres du Roi les eclaircissoient sur le champ par la justi­fication la plus nette et la plus entiere des motifs et des droits de leur Souverain; qui pouvoit sans blesser le repos public punir la contrebande qui se faisoit sur ses côtes; et à qui les loix des nations accordoient le droit legitime d'arrêter tous les [Page 9] vaisseaux qui portoient des armes et des munitions de guerre à ses ennemis ou à ses sujets rebelles. Les tribunaux etoient toujours ouverts aux particuliers de toutes les nations, et il faut bien peu connoitre la constitution Britannique pour sup­poser que la puissance royale eut été capable de les exclure des moyens d'appel. Dans le theatre vaste et eloigné des operations d'une guerre navale, la vigilance la plus active, l'autorité la plus ferme sont incapables de decouvrir ou de réprimer tous les desordres; mais toutes les fois que la cour de Versailles a pu etablir des torts réels que ses sujets avoient eprouvés sans la connoissance ou l'approbation du Roi, sa Majesté a donné les ordres les plus prompts et les plus effi­caces pour arrêter les abus qui blessoient sa dignité autant que les interêts de ses voisins, qui avoient été enveloppés dans les malheurs de la guerre. L'objet et l'importance de cette guerre suffiroient pour demontrer à l'Europe les principes qui ont dû regler les démarches politiques de l'Angleterre. Dans le tems qu'elle employoit ses forces pour ramener à leur devoir les Colonies revoltées de l'Amerique, est il vraisem­blable qu'elle eut choisi ce moment pour irriter par l'injustice ou l'insolence de ses procédés les puissances les plus respec­tables de l'Europe?—L'equité a toujours prescrit les sentimens et la conduite du Roi, mais dans cette occasion importante sa prudence même est le garand de sa sincerité et de sa mode­ration.

Mais pour etablir clairement le systeme pacifique qui sub­sistoit entre les deux nations, il ne faudroit qu'en appeller au temoignage même de la cour de Versailles. A l'epoque où elle ne rougit pas de placer toutes ces infractions preten­dües [Page 10] de la tranquillité publique, qui auroient engagé ‘un Prince moins avare du sang de ses sujets à user sans hesi­ter de réprésailles et à repousser l'insulte par la force de ses armes,’ les Ministres du Roi Très Chrêtien parloient le langage de la confiance et de l'amitié. Au lieu d'annoncer les desseins de la vengeance avec ce ton de hauteur qui epargne du moins à l'injustice les reproches de perfidie et de dissimulation, la cour de Versailles cachoit la conduite la plus insidieuse sous les professions les plus séduisantes; mais ces professions mêmes servent aujourdhui à dementir ses declarations, et à rappeller les sentimens qui auroient dû faire la regle de sa conduite.—Si la cour de Versailles ne veut pas s'accuser de la dissimulation la moins digne de sa grandeur, elle sera forcée de convenir que jusqu'au moment qu'elle dicta au Marquis de Noailles la declaration qui a été reçue comme le signal de la guerre, elle ne connoissoit pas des sujets de plainte assez réels ou assez importans pour l'au­toriser à violer les obligations de la paix, et la foi des Traités qu'elle avoit jurés à la face de Dieu et de l'univers; et à se dispenser de l'amitié nationale dont elle avoit réiterée jusqu'au dernier instant les assurances les plus vives et les plus so­lemnelles.

Lorsqu'un adversaire est incapable de justifier sa violence dans l'opinion publique, ou même à ses propres yeux par les injures qu'il pretend avoir essuyées, il a recours au danger chi­merique auquel sa patience auroit pu l'exposer; et à la place des faits solides dont il est depourvû, il essaye de substituer un vain tableau qui n'existe que dans son imagination, ou peut-être dans son coeur.—Les Ministres du Roi Très Chrêtien [Page 11] qui paroissent avoir senti la foiblesse des moyens qu'ils ont été reduits à employer, font encore des efforts impuissants pour ajouter à ces moyens l'appui des soupçons les plus odieux, et les plus etranges, ‘La cour de Londres faisoit dans ses ports des preparatifs et des armemens qui ne pouvoient avoir l'Amerique pour objet: leur but étoit par consequent trop determiné pour que le Roi put s'y me­prendre, et dès lors il devint un devoir rigoureux de faire des dispositions capables de prevenir les mauvais desseins de son ennemi, &c. Dans cet etât des choses le Roi sentit qu'il n'y avoit pas un moment à perdu.’ Tel est le langage de la France: nous allons faire entendre celui de la verité.

Pendant les disputes qui s'allumoient entre la Grande Bretagne et ses Colonies, la cour de Versailles s'etoit appliquée avec l'ardeur la plus vive et la plus opiniâtre à l'augmentation de sa marine. Le Roi ne pretend pas regner en tyran sur toutes les mers, mais il sait que les forces maritimes ont fait dans tous les siecles la sureté et la gloire de ses etâts; et qu'elles ont souvent contribué à proteger la liberté de l'Eu­rope contre la puissance ambitieuse qui a si longtems travaillè à l'asservir.

Le sentiment de sa dignité et la juste connoissance de ses devoirs et de ses interêts engagoient sa Majest à veiller d'un oeil attentif sur les démarches de la France, dont la politique dangereuse, sans motif et sans ennemi, precipitoit dans tous ces ports la construction et l'armement des vaisseaux, et qui [Page 12] detournoit une pertie considerable de ses revenus, pour sub­venir aux frais de ces preparatiss militaires, dont il etoit im­possible d'annoncer la necessité ou l'objet.—Dans cette con­joncture le Roi n'a pu se dispenser de suivre les conseils de sa prudence, et l'exemple de ses voisins; l'augmentation suc­cessive de leur marine a servi de regle à la sienne; et sans blesser les egards qu'elle devoit aux puissances amies, sa Ma­jeste a publiquement declaré à son Parlement assemblé qu'il convenoit dans la situation actuelle des affaires, que la de­fense de l'Angleterre se trouvât dans un etat respectable. Les forces navales qu'elle fortifioit avec tant de soin n'etoient destinées qu'à maintenir la tranquillité generale de l'Europe, et pendant que le temoignage de sa conscience disposoit le Roi à ajouter foi aux professions de la cour de Versailles, il se preparoit à ne point craindre les desseins perfides de son ambition.—Elle ose maintenant supposer qu'au lieu de se borner aux droits d'une defense legitime le Roi s'etoit livré à l'esperance des conquêtes, et que la ‘Reconciliation de la Grande Bretagne avec ses Colonies anonçoit de sa part un projet formé de les [...]allier à sa couronne pour les armer contre la France.’ Puisque la cour de Versailles ne peut excuser ses demarches qu'à la faveur d'une supposition de­stituée de verité et de vraisemblance, le Roi est en droit de la sommer à la face de l'Europe, à montrer la preuve d'une assertion aussi odieuse qu'elle est hazardée, et à developer ces operations publiques, ou ces intrigues secrettes qui puissent autoriser les soupçons de la France, que la Grande Bretagne après un combat long et penible n'a offert de la paix à ses sujets que dans le dessein d'entreprendre une guerre nou­velle [Page 13] contre une puissance respectable avec laquelle elle con­servoit tous les dehors de l'amitié.

Après avoir fidelement exposé les motifs frivoles et les griéfs pretendus de la France, on rappelle avec une assurance justifiée par la raison et par les faits cette premiere proposi­tion si simple et si importante, qu'un etat de paix subsistoit entre les deux nations, et que la France etoit liée par toutes les obligations de l'amitié et des Traités envers le Roi, qui n'avoit jamais manqué à ses engagemens legitimes.

Le premier article du Traité, signé à Paris le 10 Fevrier, 1763, entre leurs Majestés, Britannique, Très Chrêtienne, Catholique, et Très Fidele, confirme de la maniere la plus precise et la plus solemnelle les obligations, que le droit naturel im­pose à toutes les nations, qui se reconnoissent mutuellement pour amies, mais ces obligations sont detaillées et stipulées dans ce Traité par des expressions aussi vives qu'elles sont justes.—Après avoir renfermé dans une formule generale tous les etats et tous les sujets des hautes parties contractantes, elles annoncent leur resolution non seulement à ne jamais per­mettre des hostilités quelconques par terre ou par mer, mais encore à se procurer reciproquement dans toute occasion tout ce que pourroit contribuer à leur gloire, interêts ou avantages mutuels, sans donner aucun secours ou protection directement ou indirectement à ceux qui voudroient porter quelque pre­judice à l'une ou à l'autre des hautes parties contractantes.—Tel fut l'engagement sacré que la France contracta avec la Grande Bretagne, et on ne sauroit se dissimuler qu'une sem­blable [Page 14] promesse doit s'appliquer avec plus de force encore et d'energie aux rebelles domestiques qu'aux ennemis etran­gers des deux couronnes.—La revolte des Americains a mis à l'epreuve la fidelité de la cour de Versailles, et malgré les exemples frequens que l'Europe a deja vû de son peu de re­spect pour la foi des Traités, sa conduite dans ces circonstances a etonné et indigné toutes les nations, qui ne sont pas aveu­glément devouées aux interêts et même aux caprices de son ambition. Si la France s'etoit proposée de remplir ses devoirs, il lui etoit impossible de les meconnoitre; l'esprit aussi bien que la lettre du Traité de Paris lui imposoit l'obligation de fermer ses ports aux vaisseaux des Americains, d'interdire à ses sujets tout commerce avec ce peuple rebelle, et de ne point accorder son secours ni sa protection aux ennemis do­mestiques d'une couronne, à laquelle elle avoit juré une amitié sincere et inviolable. Mais l'experience avoit trop bien eclairé le Roi sur le systeme politique de ses anciens ad­versaires pour lui faire esperer qu'ils se conformeroient ex­actement aux principes justes et raisonnables qui assurent la tranquillité generale.

Aussitot que les colonies revoltées eurent consommé leurs attentats criminels, par la declaration ouverte de leur inde­pendance pretendue, elles songerent à former des liaisons s­crettes avec les puissances les moins favorables aux interêts de la mere patrie, et à tirer de l'Europe les secours militaires, sans lesquels il leur auroit été impossible de soutenir la guerre qu'elles avoient entreprise. Leurs agens essayerent de pene­trer et de se fixer dans les differens etats de l'Europe, mais [Page 15] ce ne fut qu'en France qu'ils trouverent un azyle, des espe­rances, et des secours. Il ne convient pas à la dignité du Roi de vouloir rechercher l'epoque ou la nature de la corre­spondance qu'ils eurent l'addresse de lier avec les Mi­nistres de la cour de Versailles, et dont on vit bientôt les effets publics dans la liberté generale, ou plutot dans la licence effrenée d'un commerce illegitime. On sait assez que la vigilance des loix ne peut [...] pas toujours prevenir la contre­bande habile, qui se reproduit sous mille formes differentes, et à qui l'avidité du gain fait braver tous les dangers, et eluder toutes les precautions; mais la conduite des negocians François, qui faisoient passer en Amerique non seulement les marchandises utiles ou necessaires, mais encore le salpetre, la poudre à canon, les munitions de guerre, les armes, l'ar­tillerie, annonçoit hautement qu'ils etoient assurés non seule­ment de l'impunité, mais de la protection même et de la fa­veur des Ministres de la cour de Versailles.

On ne tentoit point une entreprise aussi vaine et aussi dif­ficile que celle de cacher aux yeux de la Grande Bretagne, et de l'Europe entiere les demarches d'une compagnie de com­merce, qui s'etoit associée pour fournir aux Americains tout ce qui pouvoit nourrir et entretenir le feu de la revolte. Le public instruit nommoit le chef de l'entreprise dont la maison etoit etablie à Paris: ses correspondans à Donkerque, à Nantes, à Bordeaux etoient egalement connus. Les ma­gazins immenses qu'ils formoient et qu'ils renouvelloient tous les jours furent chargés successivement sur les vaisseaux qu'ils construisoient, ou qu'ils achetoient, et dont on essayoit à [Page 16] peine de dissimuler l'objet et la destination. Ces vaisseaux prenoient ordinairement de fausses lettres de mer pour les isles Françoises de l'Amerique, mais les marchandises dont leurs cargisons etoient composées suffisoient avant le moment de leur depart pour laisser entrevoir la fraude et l'artifice: ces soupçons etoient bientot confirmés par la direction du cours de ces vaisseaux; et au bout de quelques semaines l'on apprenoit sans surprise qu'ils etoient tombés entre le mains des officiers du Roi qui croisoient dans les mers de l'Amerique, et qui les arretoient à la vue même des côtes des Colonies revoltées. Cette rigilance n'etoit que trop bien justifiée par la conduite de ceux qui eurent la fortune ou l'addresse de s'y derober; puisqu'ils n'aborderent en Amerique que pour livrer aux rebelles les armes et les munitions de guerre dont ils etoient chargés pour leur service.—Les indices de ces faits, qui ne pouvoient être considerés que comme une infraction manifeste de la foi des Traités, se multiplioient toujours, et la diligence de l'Ambassa­deur du Roi à communiquer à la cour de Versailles ses plaintes et ses preuves ne lui laissoit pas même la ressource honteuse et humiliante de paroitre ignorer ce qui se passoit et se repetoit continuellement au coeur des ses etats. Il indiquoit les noms, le nombre et la qualité des vaisseaux, que les agens du commerce de l'Amerique faisoient equiper dans les ports de la France, pour porter aux rebelles des armes, des munitions de guerre, et même des officiers François qu'on avoit engagé dans le service des Colonies revoltées. Les dates, les lieux, les per­sonnes, etoient toujours designées avec une precision qui offroit aux Ministres de sa Majesté Très Chrêtienne les plus grandes facilités pour s'assurer de la verité de ces raports, et pour arrêter, pendant qu'il en etoit tems, le progrès de ces [Page 17] armemens illicites.—Parmi une foule d'exemples qui accu­sent le peu d'attention de la cour de Versailles à remplir les conditions de la paix, ou plutot son attention constante et soutenlie à nourrir la discorde et la guerre, il est impossible de tout dire, et il est très difficile de choisir les objets les plus frappans. Les neuf gros vaisseaux equipés et frettés par le Sieur de Beaumarchais et ses associés, au mois de Janvier de l'an 1777, ne sont point confondus avec le vais­seau l'Amphitrite, qui porta vers le même tems une grande quantité de munitions de guerre, et trente officiers François, qui passerent impunément au service des rebelles. Chaque mois, et presque tous les jours, fournissoient des nouveaux sujets de plainte; et une courte notice du Memoire que le Vicomte de Stormont, Ambassadeur du Roi, communiqua au Comte de Vergennes, au mois de Novembre de la même année, donnera une idée juste, mais très imparfaite, de l'espece de torts que la Grande Bretagne avoit si souvent essu [...]es. ‘Il y a à Rochfort un vaisseau de soixante pieces de canon, et à l'Orient un vaisseau des Indes percé pour soixante canons. Ces deux vaisseaux sont destinés pour l'usage des rebelles. Ils seront chargés de differentes marchandises, et frétés par Messieurs Chaumont, Holken et Sabatier.—Le vaisseau l'Heureux est parti de Marseilles, sous un autre nom, le vingt-six de Septembre. Il va en droiture à la Nou­velle Hampshire, quoiqu'il pretende aller aux Isles. On y a permis l'embarquement de trois mille fusils, et de deux mille cinq cents livres de souffre, marchandise aussi neces­saire aux Americains qu'elle est inutile dans les Isles. Ce vaisseau est commandé par M. Lundi, officier François, [Page 18] officier de distinction, ci-devant Lieutenant de M. de Bougainville.—L'Hippopotame, appartenant au Sieur Beaumarchais, doit avoir à son bord quatorze mille fusils, et beaucoup de munitions de guerre, pour l'usage des rebelles.—Il y a environ cinquante vaisseaux François, qui se prepa­rent à partir pour l'Amerique Septentrionale, chargés de munitions de guerre, et de differentes marchandises, pour l'usage des rebelles. Ils partiront de Nantes, de l'Orient, de St. Malo, du Havre, de Bordeaux, de Bayonne, et de differens autres ports. Voici les noms de quelques uns des principaux intéréssés: M. Chaumont, M. Mention, et ses associés, &c. &c.’

Dans un royaume où la volonté du Prince ne trouve point d'obstacle, des secours si considerables, si publics, si long­tems soutenus, si necessaires enfin à l'entretien de la guerre en Amerique, annoncoient assez clairement les intentions se­crettes des Ministres du Roi Très Chrêtien. Mais ils porterent bien plus loin l'oubli et le mépris des engagemens les plus solemnels, et ce ne fut point sans leur permission qu'une guerre sourde et dangereuse sortoit des ports de la France, sous le masque trompeur de la paix, et le pavillon pretendu des Colonies Americaines. L'accueil favorable, que leurs agens trouverent auprès des Ministres de la cour de Versailles, les encouragea bientot à former et à executer le projet audacieux d'etablir une place d'armes dans le païs qui leur avoit servi d'azyle. Ils avoient apporté, ou ils sçurent fabriquer, des lettres de marque au nom du Congrès Americain, qui a eu la hardiesse d'usurper tous les droits de la souveraineté. Les [Page 19] associés, dont les vuës intéréssées se pretoient sans peine à tous leurs desseins, firent equiper des vaisseaux qu'ils avoient construits ou achetés. On les arma pour aller en course dans les mers de l'Europe, et même sur les côtes de la Grande Bretagne. Pour sauver les apparences, les capitaines de ces corsaires arboroient le pavillon pretendu de l'Amerique: mais leurs equipages etoient toujours composés d'un grand nombre de François, qu'on enroloit avec impunité sous les yeux même des governeurs, et des officiers des provinces maritimes. Un essaim nombreux de ces corsaires, animé par l'esprit de rapine, sortoit des ports de la France, et après avoir couru les mers Britanniques, ils rentroient, ou ils se resu­gioient, dans ces mêmes ports. Ils y ramenoient leurs prises, et à la faveur de l'artifice grossier et foible, qu'on daig­noit quelquefois emploier, la vente de ces prises se faisoit assez publiquement, et assez commodément, sous les yeux des officiers roïaux, toujours disposés à protéger le commerce de ces negocians qui violoient les loix, pour se conformer aux intentions du Ministere François. Les corsaires s'enrichis­soient des dépouilles des sujets du Roi, et après avoir profité d'une liberté entiere de reparer leurs pertes, de pourvoir à leurs besoins, et de se procurer toutes les munitions de guerre, la poudre, les canons, les agrêts qui pouvoient servir à de nouvelles entreprises, ils resortoient librement des mêmes ports, pour se remettre en mer et en course. L'histoire du corsaire le Reprisal peut se citer parmi une foule d'exemples, qui montrent au jour la conduite injuste, mais à peine artificieuse, de la cour de Versailles. Ce vaisseau, qui avoit amené en Europe le [Page 20] Sieur Franklin, agent des Colonies revoltées, fut reçu avec ses deux prises qu'il avoit faites en route; il resta dans le port de Nantes aussi longtems qu'il convenoit à ses vües, se remit deux fois en mer pour piller les sujets du Roi, et se retira tranquillement à l'Orient avec de nouvelles prises qu'il venoit de faire. Malgré les representations les plus fortes de l'Ambassadeur du Roi, et les assurances les plus solem­nelles des Ministres François, on permit au capitaine de ce corsaire de demeurer à l'Orient tout le tems dont il avoit besoin pour radouber son vaisseau, de se pourvoir de cin­quante bariques de poudre à canon, et de recevoir sur son bord tous les matelots François qui vouloient bien s'engager avec lui. Muni de ces renforts, le Reprisal sortit pour la troi­sieme fois des ports de ses nouveaux alliés, et forma bientôt une petite escadre de pirates, par la jonction concertée du Lexington et du Dolphin, deux armateurs, dont le premier avoit deja conduit plus d'une prise à la riviere de Bordeaux, et dont le second, armé à Nantes, et monté par un equipage entierement François, n'avoit rien d'Americain que le nom et son commandant.—Ces trois vaisseaux, qui jouissoient si publiquement de la protection de la cour de Versailles, s'em­parerent en très peu de tems de quin [...]e navires Anglois, dont la plupart furent ramenés et secrettement vendus dans les ports des France.—De pareils faits, qu'il seroit aisé de mul­tiplier, tiennent lieu de raisonnemens et de reproches, et l'on peut se dispenser de reclamer dans cette occasion la foi des Traités; et il n'est point necessaire de démontrer qu'une puissance alliée, ou même neutre, ne peut jamais permettre la guerre sans violer la paix.—Les principes du droit des gens refuseroient sans doute à l'Ambassadeur de la couronne la [Page 21] plus respectable ce privilege d'armer des corsaires, que la cour de Versailles accordoit sourdement aux agens des re­belles dans le sein de la France. Dans ses isles la tranquillité publique fut violée d'une maniere encore plus audacieuse, et malgré le changement du gouverneur, les ports de la Mar­tinique servoient toujours d'azile aux corsaires qui couroient les mers sous un pavillon Americain, mais avec un equipage François. Le Sieur Bingham, agent des rebelles, qui jouis­soit de la faveur et de la confiance des deux gouverneurs successifs de la Martinique, dirigeoit l'armement des cor­saires, et la vente publique de leurs prises. Deux vaisseaux marchands, le Lancashire Hero, et l' Irish Gimblet, qui devin­rent la proie du Revenge, assurent que sur cent-vingt-cinq hommes d'equipage il n'y avoit que deux Americains, et que le propriétaire, qui l'etoit en même tems de onze autres corsaires, se reconnoissoit pour habitant de la Martinique, où il etoit respecté comme le favori et l'agent secret du gouver­neur lui même.

Au milieu de tous ces actes d'hostilité, qu'il est impos­sible de qualifier d'un autre nom, la cour de Versailles con­tinuoit toujours de parler le langage de la paix et de l'amitié, et ses Ministres epuiserent toutes les ressources de l'artifice et de la dissimulation pour assoupir les justes plaintes de la Grande Bretagne, pour tromper ses soupçons, et pour arrêter les effets de son ressentiment. Depuis la premiere epoque des troubles de l'Amerique jusqu'au moment de la declara­tion de guerre par le Marquis le Noailles, les Ministres du Roi Très Chrêtien ne cessoient de renouveller les protesta­tions [Page 22] les plus fortes et les plus expresses de leurs dispositions pacifiques; et si la conduite ordinaire de la cour de Versailles etoit propre à inspirer une juste défiance, le coeur de sa Ma­jesté lui fournissoit des motifs puissans pour croire que la France avoit enfin adopté un sisteme de moderation et de paix, qui perpetueroit le bonheur solide et reciproque des deux nations. Les Ministres de la cour de Versailles tâche­rent d'excuser l'arrivée et le sejour des agens des rebelles, par l'assurance la plus forte qu'ils ne trouveroient en France qu'un simple azile sans distinction et sans encouragement.

La liberté du commerce et l'avidité du gain servirent quelquefois de pretexte pour couvrir les entreprises illegitimes des sujets François, et dans le moment qu'on alleguoit vaine­ment l'impuissance des loix pour prevenir des abus que des etats voisins savoient si bien reprimer, on condamna, avec toutes les apparences de la sincerité, le transport des armes et des munitions de guerre, qui se permettoit impunement, pour le service des rebelles. Aux premieres réprésentations de l'Ambassadeur du Roi, au sujet des corsaires qui s'armoient sous le pavillon de l'Amerique, mais dans les ports de France, les Ministres de sa Majesté Très Chrêtienne repondirent par des expressions de surprise et d'indignation, et par la declaration positive, qu'on ne souffriroit jamais des entreprises aussi con­traires à la foi des Traités et à la tranquillité publique. La suite des evenements, dont on a deja vu un petit nombre, montra bientôt l'inconstance ou plutôt la fausseté de la cour de Versailles; et l'Ambassadeur du Roi fut chargé de mettre devant les yeux des Ministres François les consequences seri­euses, [Page 23] mais inévitables, de leur politique. Il remplit sa commission avec tous les egards qui sont dûs à une puissance respectable, dont on desireroit de conserver l'amitié, mais avec la fermeté digne d'un souverain, et d'une nation, peu accoutumés à faire ou à supporter des injustices. La cour de Versailles fut sommée de s'expliquer, sans delai et sans detour, sur sa conduite et sur ses intentions, et le Roi lui proposa l'alternative de la paix ou de la guerre.—Elle choisit la paix, mais ce ne fut que pour blesser ses ennemis d'une maniere sûre et secrette, sans avoir rien à craindre de leur justice. Elle condamna severement ces secours et ces armemens, que les principes du droit public ne lui permettoient pas de justifier. Elle declara à l'Ambassadeur du Roi, qu'elle etoit resolüe à fair sortir sur le champ les corsaires Americains de tous les ports de France, pour n'y jamais rentrer, et qu'on prendroit desormais les précautions les plus rigoureuses pour arrêter la vente des prises qu'ils auroient faites sur les sujets de la Grande Bretagne. Les ordres qui furent donnés pour cet effet eton­nerent les partisans des rebelles, et semblerent arrêter le pro­grés du mal: mais les sujets de plainte renaissoient tous les jours, et la maniere dont ces ordres surent d'abord eludés, violés ensuite, et enfin tout-à-fait oubliés par les negocians, les corsaires, et même par les officiers royaux, n'etoit point excusée par les protestations d'amitié dont la cour de Ver­sailler accompagna ces infractions de la paix, jusqu'à ce mo­ment qu'elle annonça, par son Ambassadeur à Londres, le Traité d'Alliance qu'elle venoit de signer avec les agens des Colonies revoltées de l'Amerique.

[Page 24] Si un ennemi étranger, reconnû parmi les puissances de l'Europe, avoit fait la conquête des etâts du Roi dans l'Ame­rique, et que la France eut confirmé, par un Traité solemnel, un acte de violence qui depouilloit, au milieu d'une paix pro­fonde, le voisin respectable dont elle se disoit l'amie et l'alliée, l'Europe entiere se seroit soulevée contre l'injustice d'un pro­cedé qui violoit sans pudeur tout ce qu'il y a de plus saint parmi les hommes. La premiere decouverte, la possession non interrompüe de deux cent ans, et le consentement de toutes les nations, auroient suffi pour constater les droits de la Grande Bretagne aux terres de l'Amerique Septentrionale, et sa souveraineté sur le peuple qui y avoit formé des etablisse­mens avec la permission et sous le gouvernement des prede­cesseurs du Roi. Si ce peuple même a osé secoüer le joug de l'autorité, ou plutôt des loix, s'il a usurpé les provinces et les prerogatives de son souverain, et s'il a recherché l'alli­ance des etrangers pour appuïer son independance pretendüe; ces etrangers ne peuvent accepter son alliance, ratifier ses usurpations, et reconnoitre son independance, sans supposer que la revolte a des droits plus etendus que ceux de la guerre, et sans accorder aux sujets rebelles un titre legitime aux conquêtes qu'ils n'avoient pû faire qu'au mepris de la justice et des loix. Les ennemis secrets de la paix, de la Grande Bretagne, et peut être de la France même, eurent ce­pendant l'addresse criminelle de persuader à sa Majesté Très Chrêtienne qu'elle pouvoit, sans violer la foi des Traités, de­clarer publiquement, qu'elle recevoit au nombre de ses alliés les sujets revoltés d'un Roi, son voisin et son allié. Les pro­fessions d'amitié, dont on accompagna cette declaration que le [Page 25] Marquis de Noailles fut chargé de faire à la cour de Londres, ne servoient qu'aggraver l'injure par l'insulte, et il etoit re­servé pour la France de se vanter de ses dispositions pacifiques dans l'instant même que son ambition lui inspira d'executer et d'avouer un acte de perfidie sans exemple dans l'histoire des nations. ‘Cependant, tel est le langage que la cour de Ver­sailles ose encore se permettre, Cependant ce seroit s'abuser de croire que c'est la reconnoissance que le Roi a fait de l'inde­pendance des treize etats unis de l'Amerique Septentrionale qui a irrité le Roi d'Angleterre: ce Prince n'ignore pas sans doute tous les exemples de ce genre que fournissent les annales Britanniques, et même son propre regne.’—Ja­mais ces exemples pretendus n'ont existé.—Jamais le Roi n'a reconnu l'independance d'un peuple qui avoit secoué le joug de son Prince legitime; et il est triste sans doute que les Ministres de sa Majesté Très Chrêtienne aient surpris la religion de leur souverain pour couvrir d'un nom aussi respectable des assertions sans fondement et sans vraisemblance, qui sont dementies par le souvenir de l'Europe entiere.

Au commencement des disputes qui s'elevoient entre la Grande Bretagne et ses Colonies, la cour de Versailles de­clara qu'elle ne pretendoit point être juge de la querelle; et son ignorance des principes de la constitution Britannique, aussi bien que des privileges et des obligations des Colonies, auroit dû l'engager à persister toujours dans une declaration aussi sage et modeste. Elle se seroit épargné la honte de transcrire les Manifestes du Congrès Américain, et de prononcer aujourd­hui, ‘Que les procédés de la cour de Londres sorcerent ses an­ciennes Colonies de recourir à la voie des armes pour main­tenir leurs droits, leurs privileges, et leur liberté.’ Ces [Page 26] vains pretextes ont deja été refutés de la maniere la plus con­vaincante, et les droits de la Grande Bretagne sur ce peuple revolté, ses bienfaits, et sa longue patience, ont été deja prouvés par la raison et par les faits. Il suffit ici de remar­quer, que la France ne peut se prevaloir de l'injustice qu'elle reproche à la cour de Londres sans introduire dans la juris­prudence de l'Europe des maximes aussi nouvelles qu'elles seroient fausses et dangereuses; sans supposer que les disputes qui s'elevent au sein d'un etât independant et souverain sont soumises à la jurisdiction d'un prince etranger, et que ce prince peut evoquer à son tribunal ses alliés et leurs sujets revoltés, pour justifier la conduite du peuple qui s'est affranchi des de­voirs de l'obeissance legitime. Les Ministres du Roi Très Chrêtien s'appercevront peut-être un jour que l'ambition les a fait oublier les interêts et les droits de tous les souverains. L'approbation que la cour de Versailles vient de donner à la revolte des Colonies Angloises ne lui permettroit pas de blamer le soulevement de ses propres sujets dans le nouveau monde ou de ceux de l'Espagne, qui auroient des motifs bien plus puissans pour suivre le même exemple, s'ils n'en etoient point détournés par la vüe des calamités dans lesquelles ces mal­heureuses Colonies se sont précipitées.

Mais la France elle-même paroit sentir la foiblesse, le danger, et l'indecence de ces pretensions, et se relâchant dans la declaration du Marquis de Noailles aussi bien que dans le dernier Manifeste, sur le droit de l'independance, elle se con­tente de soutenir, que les Colonies revoltées jouissoient dans le fait de cette independance qu'elles s'etoient donnée; que l'Angleterre même l'avoit en quelque sorte reconnüe elle-même [Page 27] en laissant subsister des actes qui tiennent à la souveraineté, et qu'ainsi la France sans violer la paix pouvoit conclure un Traité d'amitié et de commerce avec les etats unis de l'Amerique Septentrionale.—Voici de quelle maniere la Grande Bretagne avoit reconnu cette independance egalement imaginaire dans le droit et dans le fait. Deux ans ne s'etoient pas encore passés depuis le jour que les rebelles avoient declaré leur resolution criminelle de secouer le joug de la mere-patrie, et ce terme avoit été rempli par les evenements d'une guerre sanglante et opiniatre. Les succès avoient été balancés, mais l'armée du Roi, qui occupoit les plus importantes des villes maritimes, continuoit toujours de menacer les provinces interieures; le pavillon Anglois regnoit sur toutes les mers de l'Amerique; et le retablissement de sa dependance legitime etoit posé comme la condition indispensable de la paix que la Grande Bretagne offroit à des sujets revoltés, dont elle respectoit les droits, les interêts, et même les prejugés. La cour de Versailles qui annonce avec tant "de franchise et de simplicité" le Traité signé avec ces pretendus etats de l'Amerique, qu'elle trou­voit dans une situation independante, avoit seule contribué par ses secours clandestins à nourrir le feu de la revolte, et ce fut la crainte de la paix qui engagea la France à se servir du bruit de cette alliance comme du moïen le plus efficace pour enflammer les esprits des peuples qui com­mençoient deja à ouvrir les yeux sur les suites malheu­reuses de la revolte, la tirannie de leurs nouveaux chefs, et les dispositions paternelles de leur souverain legitime.

Dans ces circonstances il est impossible de nier sans insulter trop grossierement à la raison et à la verité, que la Declara­tion [Page 28] du Marquis de Noailles du 13 Mars de l'année der­niere ne dût être reçue comme une veritable declaration de guerre de la part du Roi Très Chrêtien; et les assurances ‘qu'il avoit pris des mesures eventuelles avec les etats unis de l'Amerique, pour soutenir la liberté d'un commerce,’ qui avoit tant de fois excité les plaintes legitimes de la Grande Bretagne, autorisoient le Roi à considerer dès ce mo­ment la France au nombre de ses ennemis. La cour de Ver­failles ne peut pas s'empêcher de reconnoitre que le Roi d'Angleterre après avoir rappellé ‘son Ambassadeur, denonça à son Parlement la demarche de sa Majesté comme un acte d'hostilité, comme une aggression formelle et pre­meditée.’ Telle fut, il est vrai, la declaration que l'hon­neur et la justice exigerent du Roi, et qu'il communiqua sans delai à tous ses Ministres dans les differentes cours de l'Europe, pour justifier d'avance les effets d'un ressentiment legitime. Dès lors il est assez inutile de rechercher les or­dres qui furent envoïés aux Indes Orientales, de marquer le jour précis auquel les flottes d'Angleterre ou de France sor­tirent de leurs ports respectifs, ou d'examiner les circon­stances de la prise de la Belle Poule et de deux autres fré­gates qui furent effectivement enlevées à la vüe même des côtes de la France. Dès lors le reproche qu'on se permet de faire au Roi d'avoir si long tems suspendu la declaration formelle de la guerre, s'evanouit de lui même. Ces de­clarations ne sont que des moïens dont les nations sont reciproquement convenuës pour eviter la trahison et la surprise; mais les ceremonies qui annoncent ce change­ment terrible de la paix à la guerre, les hérauts, les pro­clamations, [Page 29] les manifestes, ne sont jamais necessaires et ne sont pas toujours les mêmes. La declaration du Marquis de Noailles fut le signal de l'infraction publique de la paix: Le Roi proclama sur le champ à toutes les nations qu'il acceptoit la guerre que la France lui offroit; les demarches ulterieures de sa Majesté etoient du ressort de sa prudence plutôt que de sa justice, et l'Europe peut juger maintenant si la cour de Londres manquoit de ‘Moïens pour justifier une déclaration de guerre, et si elle n'osoit pas accuser pub­liquement la France d'etre l'aggresseur.’

Puisque l'alliance de la France avec les Colonies revoltées de l'Amerique avoit été une infraction manifeste de la paix et le motif legitime de la guerre, la cour de Versailles devoit naturellement s'attendre qu'à la premiére proposition d'un accommodement entre les deux couronnes, le Roi exigeroit de sa part qu'on lui accordât une juste satisfaction sur un objet aussi important, et que la France renonçat à ces liaisons qui avoient forcé sa Majesté à prendre les armes. La sur­prise affectée que les Ministres du Roi Très Chrêtien font paroitre aujourd'hui de la fermeté de la cour de Londres est assez conforme à l'orgueil qui leur dicta des conditions de paix que les plus grands succés auroient à peine justifiées; et la proposition qu'ils hazarderent pour engager le Roi à reti­rer ses troupes de l'Amerique, et à reconnoitre l'independance de ses sujets revoltés, ne pouvoit qu'exciter l'etonnement et l'indignation de sa Majesté. Le peu d'ouverture que la cour de Versailles trouva à une esperance aussi vaine, l'obligea bientot à se replier d'une autre maniere, il a proposé, par l'entremise de la cour de Madrid, un projet d'accommode­ment [Page 30] moins offensant peut-être dans la forme, mais aussi peu admissible par le fonds. Le Roi Catholique avec le consen­tement de la France communiqua aux Ministres du Roi la proposition d'une trève à longues années, ou bien d'une sus­pension generale et indefinie de toutes hostilités, pendant laquelle les Colonies revoltées, les pretendus etats unis de l'Amerique Septentrionale, seroient traités comme indepen­dans de fait. La reflexion la plus simple suffit pour décou­vrir l'artifice de ce projet insidieux, et pour justifier aux yeux de l'Europe le refus du Roi. Entre les souverains qui se reconnoissent mais qui se combattent, les trèves à longues années, les suspensions d'hostilités sont les moïens doux et salutaires pour applanir les difficultés qui s'opposent à l'en­tiere conclusion d'une paix qu'on revoïe sans disgrace et sans danger à un moment plus favorable. Mais dans la que­relle domestique de la Grande Bretagne et ses Colonies, la souve­raineté même, l'independance de droit ou de fait, est l'objet de la dispute; et la dignité du Roi ne lui permettoit point d'accepter ces propositions qui accordoient dès l'entrée de la négociation tout ce qui pouvoit contenter l'ambition des Americains rebelles, pendant qu'elles exigerent de sa Ma­jeste que sans aucune stipulation en sa faveur, elle se desistât pendant un terme long ou indefini des pretentions les plus legitimes. La cour de Versailles daignoit, il est vrai, con­sentir, que celle de Londres traitât avec le Congrès soit directement, soit par l'entremise du Roi d'Espagne. Sa Majeste assurement ne s'abbaissera point jusqu'à se plaindre de cet orgueil, qui semble lui accorder comme une grace la per­mission de traiter directement avec ses sujets rebelles. Mais si les Americains eux mêmes ne sont pas aveuglés par la [Page 31] passion, et la prevention, ils verront clairement dans le pro­cédé de la France que leurs nouveaux alliés deviendroient bien­tôt leurs tirans; et que cette independance pretendüe, achetée par tant de malheurs et tant de sang, seroit soumise à la volonté despotique d'une cour etrangere.

Si la France pouvoit verifier cet empressement qu'elle at­tribue à la cour de Londres à rechercher la mediation de l'Espagne, un pareil empressement serviroit à prouver la juste confiance du Roi dans la bonté de sa cause, et son estime pour une nation généreuse qui a toujours meprisé la fraude et la perfidie. Mais la cour de Londres est forcée à convenir que la mediation lui fut offerte par les Ministres du Roi Ca­tholique, et qu'elle n'a d'autre merite que celui d'avoir fait paroître dans toutes les occasions une inclination vive et sincere de delivrer ses sujets et même ses ennemis du fléau de la guerre. La conduite de la cour de Madrid pendant cette negociation fit bientôt connoitre au Roi qu'un media­teur qui oublioit ses interêts les plus chers pour se livrer à l'ambition et au ressentiment d'une puissance etrangere, seroit incapable de proposer un accommodement sûr ou honorable. L'experience confirma ces soupçons: le projet injuste et in­admissible qu'on vient d'exposer fut le seul fruit de la me­diation. Et l'instant même que les Ministres du Roi Ca­tholique offroient avec les professions les plus desinteressées sa capitale, ses bons offices, sa garantie pour faciliter la con­clusion du Traité, ils laisserent entrevoir dans le fonds. de l'obscurité, de nouveaux sujets de discussion qui regardoient particulierement l'Espagne, mais sur lesquels ils refuserent [Page 32] toujours de s'expliquer. Le refus de sa Majesté d'acceder à l' Ultimatum de la cour de Madrid fut accompagné de tous les menagemens et de tous les egards convenables; et à moins que cette cour ne s'arrogeât le droit de dicter les conditions de paix à un voisin independant et respectable, il ne se passa rien dans cette conjoncture qui dût alterer l'harmonie des deux couronnes. Mais les demarches offensives de l'Espagne, qu'elle n'a jamais pû revêtir des plus foibles apparences de l'equité, montrerent bientot que sa resolution etoit deja prise, et que cette resolution lui avoit été inspirée par le Ministere François, qui n'avoit retardé la declaration de la cour de Ma­drid que dans l'esperance de porter sous le masque de l'amitié un coup mortel à l'honneur et aux interêts de la Grande Bretagne.

Tels sont les ennemis injustes et ambitieux qui ont méprisé la foi des Traités pour violer la tranquillite publique, et contre lesquels le Roi defend maintenant les droits de sa couronne et de son peuple. L'evenement est encore dans la main du Tout-puissant; mais sa Majesté, qui se confie avec une assurance ferme mais humble dans la protection Divine, se persuade que les voeux de l'Europe appuïeront la justice de sa cause, et applaudiront au succès de ses armes; qui n'ont point d'autre objet que de retablir le repos des nations sur une base solide et inébranlable.

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