I. LE LAC Dans l'envie qui n'ose pas nai^tre, seulement se de/composer, ses cheveux frisent, murs bruns de cheveux, murs de sa te^te se/pare/e du corps, prison dans laquelle elle avale les nuits, les jours, a\ la pointe du de/pit ou\ les pulsions ondulent, se dessi- nent, irradient, s'e/coulent dans l'intestin et dans le sang, troublent les fonctions du corps par ces e/lans, par ces lumignons, par ces flammes, par cette trajectoire qui tournent, tournoient, cherchent a\ s'e/lever pour e/clairer l'inte/rieur ou\ la volonte/ ne transforme plus les zones nocives, ou\ la vie emmaga- sine la mort fabrique/e dans les cellules, ou\ quelqu'un se se/pare de soi, sent ramper les stries, ou\ chaque goutte, a\ peine entre/e dans la pense/e, est saisie par le coeur, se de/pose sur une e/motion infinie, monte dans la fie\vre, pe/ne\tre toute la masse de la chair, toute la chevelure, dans l'aridite/ des reins, des seins ou\ ne coule plus la vie, dans cette monte/e ou\ la saturation pousse la femme a\ penser a\ faire n'importe quoi pour tenter d'e/chapper a\ son anxie/te/, aux ide/es qui l'emportent, qui reparaissent, qui viennent se heurter contre le barrage, contre la peur. Tanto^t Edma parai^t plus claire comme un chenal est vert-noir tandis que le fleuve qui le longe, dans l'estuaire, est vert bleute/, au soleil, comme les eaux sale/es n'ont pas le me^me indice de re/fraction que les eaux douces, tanto^t Edma parai^t plus fonce/e dans son corps ou\, tant qu'il fait jour, elle ne soupc#onne pas l'e/normite/ de l'angoisse qui, a\ la tombe/e de la nuit, flamboie sans qu'elle sache comment contenir ses 6 tournoiements ou\ les ombres combattent la lumie\re dans ses yeux, combattent l'air dans sa poitrine, dans l'e/cume du flot ; et apeure/e, Edma n'arrive pas a\ se de/barrasser de ces sons presque humains qui, me^me e/trangle/s, rappellent la voix, alors qu'elle se tait, qu'elle respire seulement. Elle oscille dans ces nuits, entre le meurtre et l'e/treinte, sur la terre des nuits ou\ poussent les buissons noirs, les buissons de tignasse, buissons hirsutes, buissons de griffes, elle s'e/corche dans ce chemin qu'elle prend par une nuit ou\ tout l'em- poigne, la lace\re, s'abat sur elle, ne la laisse toucher, palper que par peur, que par une peur qui lui donne envie de tuer... Elle croit qu'elle pourrait manger les cheveux noirs de l'homme qu'elle est en train de serrer, elle croit qu'elle poisserait de sang ces poils d'homme, elle l'entend crier de douleur. La te^te peut se fracasser, saigner dans les mains, sous la rage qui gonfle, qui marte\le les veines, dans la course vers l'impossible ou\ nous tendent la mort, les spirales des reptiles noirs... En montant l'escalier, je sens revenir l'inde/finis- sable, les bouffe/es d'inquie/tude, un sursaut, un froid, un trou osseux, je ne sais pas. Je regarde les maisons dans le jaunissement de la lumie\re. Les jardins descendent jusqu'a\ la rive. La re/alite/ est la\. Je la rejoins pour une heure, pas plus, le temps de me de/payser, de m'attarder loin des te/ne\bres que je retrouverai tout a\ l'heure en rentrant, en oubliant cet e/clair, cet e/blouissement. Edma, te^te basse, marche lentement, se tord. Son 7 angoisse de/clenche un rouge solide ; l'e/clatement fonce/, pourpre/ de la teinte du sang de boeuf traverse Edma. Projection d'e/clats, e/mergence d'un roule- ment, ide/es de chaos... << Se retirer... Se retirer a\ temps... " Elle va biento^t regagner l'inte/rieur. Sa promenade se termine. Edma retourne vers sa nuit qu'a\ intervalles irre/guliers interrompent ces appe/tits de sang. Elle a conscience qu'elle ne voit plus, que de nouveau elle ne voit plus rien, qu'elle ne sait plus rien, emporte/e a\ la de/rive par le flot he/morragique qui rougit ses intestins troue/s par des e/tats ou\ les interpre/tations, les intuitions ne se diffe/rencient plus des hallucinations parce que, de la re/alite/, elle garde seulement alors le doute, le doute qui l'empe^che d'aller en avant et d'e^tre su^re d'aimer ou su^re de hair et qui l'oblige a\ reculer, a\ re^ver de mourir, de tuer, dans l'enfer de l'ambivalence, dans ces jours ou\ la clarte/ recommence a\ se brouiller, a\ se tacher de sang, redevient rouge, les flaques incarnates qu'elle a envie de voir couler dans le rouge vif, dans la nuit d'arte\res ou\ l'animalite/ l'emporte sur l'esprit... Edma, du haut de l'escalier, en observant le gouffre glauque, tourbil- lonne dans les couleurs de girofle/es, dans les violets de son ventre teinte/ par le sang, au plus aigu de la bru^lure qui la coupe en deux, en deux morceaux palpitants comme un corps de/capite/, visqueux, dans une mare de sang ou\ Edma, regardant le lac, commence a\ s'e/loigner du bord, a\ se dilater, a\ se de/battre dans les remous du rougissement de sa douleur d'ou\ elle ne voit plus la rive ; elle s'essouffle, elle se noie, elle ne sait plus se diriger, elle ralentit sa promenade, elle ne sait plus comment revenir, c'est quelque chose de congestif qui la fait saigner, qui la 8 submerge, elle s'arre^te sous le poids des pense/es liquides, elle se remet a\ sentir confuse/ment affluer cette culpabilite/, cette impression de s'enfoncer comme la lame d'un couteau dans le sang d'un autre, dans le sang en train d'ondoyer a\ la surface du regard he/be/te/ qu'elle jette a\ ce rouge sorti des vaisseaux sanguins auquel se raccrochent ses yeux de femme posse/de/e d'une ide/e fixe qu'Edma ne distingue plus des re^ves de crime de/ferlant en elle par vagues de mort quand elle est seule, que quelqu'un d'irre/el est derrie\re elle, va bondir sur elle, qu'elle ne va pas pouvoir re/sister a\ cette pourriture, a\ ces bourdonne- ments troubles, sanguins, a\ ce de/doublement ou\ la lumie\re de sa face e/claire/e par le soleil projette une ombre noire, ou\ l'autre face, celle de la nuit qui ne rec#oit aucun rayon de lumie\re, se dissimule. Ceux qui cherchent a\ de/finir la bizarrerie d'Edma ne parviennent pas a\ le faire. Quelque chose d'elle reste incompre/hensible, elle disparai^t, reparai^t dans son herme/tisme puis s'e/clipse de nouveau. On a du mal a\ la suivre, a\ la saisir. Elle ne veut pas se livrer. Elle ne veut pas tout dire. Elle se ferme. Ses silences brusques indiquent des se/parations profondes comme si une ligne noire la divisait et a\ mesure qu'on tente de la connai^tre, de se repe/rer en elle, Edma parai^t plus sombre, plus brune, il faut descendre dans l'opacite/ des couches inconnues qui l'enveloppent; on a peur d'elle. Les anneaux noirs du lac enserrent la jeune femme, elle titube. Sa te^te, ses boucles noires, son corps s'alourdissent. Les arbres craquent. Elle va se coucher sans manger. Elle ne lira me^me pas, n'en a pas la force. C'est peut-e^tre ce vent. Elle se jettera 9 sur son lit et sombrera dans les nause/es ou\ elle a l'habitude de couler a\ pic. Et de visible, de/ja\, il n'y a plus entre les rafales qu'un filet lumineux sur lequel elle se voit passer quand, a\ peine consciente, elle redescend. Elle note : " C'est le vertige. >> La maison rouge ronfle de/ja\ dans ses oreilles. De/ja\ les fourmille- ments la reprennent. De/ja\ Edma se sent engourdie. Elle reconnai^t la lassitude, la tristesse, l'indiffe/rence qu'apre\s un moment d'euphorie et l'illusion d'un de/but elle e/prouve toujours sur le chemin du retour... Les pieds qui lui font mal et ces rues trop familie\res, ces jardins qu'elle ne remarque plus. Quelque chose, en elle, depuis longtemps est mort, me^me si par a\-coups elle cherche quelques instants a\ ressusciter, a\ ne plus se trai^ner, a\ retrouver sa vigueur, son e/lan, un e/clat de conscience... Mais le vent domine... Elle est toujours a\ moitie/ endormie, a\ moitie/ drogue/e de fatigue, me^me si l'autre moitie/ bru^le d'une cole\re rentre/e chez cette femme dont la chair, le sang sont perpe/tuellement agite/s de mouvements ou\ la person- nalite/ se de/double dans les lointains fluides au modele/ efface/ par la pluie, par l'humidite/ du lac et par les nuages de/laye/s dans la banlieue ou\ les choses, les e^tres sont les contours d'un sens impe/ne/trable ou\, ni animale ni ve/ge/tale, la vie se dessine, gazeuse, impalpable, dans cette angoisse qui, arrive/e au plus sombre, ne distingue plus au-dehors qu'un brouillard, un ciel fondus dans l'eau ou\ se refle\tent l'horizon, les brumes, peut-e^tre des monstres. C'est dans un recoin de ce paysage inaccessible a\ l'oeil et seulement accessible a\ l'imaginaire qu'Edma, en proie a\ la solitude interne des visce\res, habite. C'est la\ qu'elle rumine des pense/es d'e/touffement, 10 des pense/es de de/voration. Le soir, un soleil tardif remue le clapotis et mouille les cailloux, les racines, les branches de la rive ou\ Edma contemple le couchant, l'arre^t d'un jour qui ne recommencera plus, qu'inonde l'eau, dans la boue, dans les gris des saules et des roseaux d'une ide/e fixe dont les vaguelettes entrai^nent la jeune femme, l'obligent a\ marcher jusqu'a\ l'espace vide. Edma est enceinte. Dans huit mois, elle accou- chera. Parfois, elle pourrait crier comme une be^te. Avais-tu connu une nuit aussi noire malgre/ les flaques e/blouissantes de la lumie\re des lampadaires ? Connu une nuit aussi close ? La ville se resserre. Aucune promenade, dans aucune rue, ne te sort du cramoisi de la nuit. Et n'e^tre plus qu'isolement, de/ambulation, respiration qui se bouche, haleine bru^le/e, n'e^tre plus personne pour aucun passant, n'e^tre plus rien, que rues, que nuit, que pluie, que pressentiment de mort, qu'atmosphe\re irrespirable d'une ville, que cette ville aux corps ferme/s et aux stridences hostiles, errer dans le danger rougeoyant, dans le cerne e/lectrique des ombres, dans la moelle noire des os rouges des enseignes lumineuses, dans les fume/es, dans les halos ou\ les branches des arbres paraissent translucides comme des squelettes de foe- tus... Peur... Peur... Edma a ha^te de rentrer... Elle se sent poursuivie. Elle a du mal a\ respirer. Le jour, dans la nuit, brille d'un e/clat rouge qui de/mange les yeux, les injecte de feu. Tout est grouillement, renflements globuleux, rougeurs emme^le/es, caillots, 11 taches, mucosite/s encheve^tre/es, couleurs saignantes, bribes, sensations inacheve/es, coups brefs qu'aucun nom ne prolonge plus dans la pense/e, fouillis de mucosite/s, poursuite de l'indescriptible dont l'obscuri- te/ n'est e/claircie ni par des e/toiles ni par la lune mais par des rouges vifs, par des rouges sang, par des passerelles, par du muqueux sans qu'Edma puisse discerner autre chose de son e/tat qui, au lieu d'atteindre plus, au lieu de parvenir a\ des intuitions plus pre/cises, stagne dans toute cette coloration qui ne la renvoie jamais qu'a\ l'arrachement, qu'aux recoins carmin adoucis, par places, ou salis, qui se/parent les e^tres les uns des autres par des lignes tranchantes, par une espe\ce de fosse/ et arre^tent la recherche de tendresse, la recherche de paroles, la recherche de proximite/ dans ces landes tourbillon- naires de la chair vagabonde ou\ il n'y a plus que quelques arbustes, qu'une petite rue arte/rielle, vei- neuse. Edma a trop marche/. Elle se sent e/reinte/e. Le lac est de plus en plus grand, de plus en plus difficile a\ contourner en une seule fois, dans les disques lenticulaires de cette lumie\re rouge, dans ces innom- brables flaques de sang, dans cette mosai%que de petits lacs, ces globules rouges ou\, chaque fois, me^me morcele/, re/apparai^t le me^me projet trouble autour duquel la jeune femme ne peut pas s'empe^cher de ro^der, fendue dans ses veines, dans sa graisse, dans son corps. II. LA VILLE Elle a quitte/ le lac. Elle est alle/e en ville. Elle s'est assise sur un banc. Elle a retrouve/ un autre lac, elle s'est cre/e/ un lac, un lac de nuit et d'ombres. Elle a cru entrevoir des silhouettes, un pe^le-me^le de te/- ne\bres et de lumie\res. Elle a pense/ aux amoureux. Ils s'aiment, ils s'embrassent. Elle a recommence/ a\ vivre dans une autre, dans un autre, entre un autre et une autre, entre ces lueurs qu'elle a enlace/es, qui l'ont enlace/e. Elle les imagine. Elle n'est pas su^re de bien voir ce bleute/, ce bleu nuit qui renvoie la me^me clarte/, l'e/clairement, l'e/clatement, les clignotements qu'elle suit a\ reculons jusqu'a\ toucher presque l'ombre qui progresse en elle, qu'elle repousse en- core, qu'elle a encore la force de repousser, me^me si Edma arrive pre\s, trop pre\s de la violence qui la fond dans le sang, la rame\ne au sang, toujours plus pre\s, a\ ce de/bordement qui inonderait tout, chasserait tout, ane/antirait tout... Ce serait enfin le calme... Tout se de/sorganise de/ja\ en elle. Le miroitement de la nuit s'est empare/ d'elle, la dissocie. Elle a froid. Elle se recroqueville dans le sang que le corps, que la poitrine enferment. Rien ne sort de la monte/e de la nuit dans ses veines, dans sa te^te, dans ce grelotte- ment, dans ce de/sir de remplir le vide, de peupler la nuit, d'habiter l'inhabitable. Entre les verte\bres et plonge/e dans la gele/e noire, elle se tient a\ l'e/cart, fie/vreuse, elle marche un peu comme une somnam- bule jusqu'a\ l'autre banc ou\ elle va e^tre oblige/e de s'asseoir avant de reprendre son souffle, avant de bifurquer dans les de/bris de rues, dans les paires de 13 nerfs, d'adhe/rer a\ la ge/latine noire, d'entrer dans la gaine lisse, luisante des ruelles cloacales qui l'enfon- cent encore plus. Elle suffoque dans les replis qui empe^chent le passage de la vie, elle se remplit d'air pollue/, elle se remplit d'air rouge par les bronches, par la trache/e, elle respire les enseignes e/lectriques, les affiches, les palissades d'un chantier, les boutiques qui mettent de la lumie\re dans les poumons, dans le coeur, dans le de/dale spongieux, renferme/, mou du re/seau de vaisseaux capillaires, elle parai^t ne plus recevoir que du sang mort. Elle chancelle. On cherche toujours a\ e/viter le corps, on souffre quand on ne parvient plus a\ l'e/viter, quand, sans cesse en nous, retentissent les cavite/s, les culs-de-sac, les e/vasements, l'appel de ces douleurs, les cris de pus, l'infection, les cris congestionne/s, les ulce/rations, l'animalite/ de la voix, nos blessures... Edma va rentrer, elle est alle/e assez loin, elle a assez avance/ sur le chemin nocturne, elle a assez senti la de/composition, elle s'est assez sentie pourrir, elle est alle/e assez loin dans la de/sinte/gration, elle s'est assez sentie mourir, elle a pu entrevoir le destin, ce qu'on ne veut jamais savoir, elle l'a contemple/ cette nuit encore, elle a eu quelques heures ou\ hanter son sang, son squelette, ou\ ne cheminer que dans la peur, que dans ces productions de la nuit ou\ s'angoisser, ou\ revenir, ou\ se trai^ner, elle s'est encore morcele/e. Elle peut se refaire, elle va apparai^tre de nouveau a\ la lumie\re des autres, a\ la lumie\re des mots, a\ la parole. Elle va dire de nouveau : " Moi. " Elle va se recomposer, elle a assez pense/ la mort. La vie peut continuer. Edma va ouvrir la porte, va parler, dire : " Je... Est-ce que... ? " Elle retrouvera 14 son visage, ses cheveux, son front. << C'est moi. >> Une jeune femme brune, pa^le. Elle a encore re/chappe/ de la mort. III. LA SOIREE DES FIANC#AILLES La pression du sang de lumie\re est plus grande. Des ondes be/ne/fiques parcourent la pie\ce, le couloir, le pouls, les arte\res. Edma et Evrard se touchent. Leur sang, sous leurs mains, passe dans les veines de leurs corps me^le/s par les doigts, par les nerfs. L'homme fait progresser le sang dans le sang, dans l'afflux de chaleur. Edma, caresse/e, scintille, quitte le co^te/ sombre, retourne au co^te/ clair, elle a chasse/ de ses pense/es cette femme, cette autre femme, ce revenant qui, par moments, se rend mai^tre d'elle. Les influences noires ne la perturbent plus, ne l'obligent plus a\ traverser des parties d'elle-me^me qui lui restent e/trange\res, qui remontent a\ la nuit de l'origine, a\ une souffrance qu'elle ne s'explique pas... --- Je suis heureuse... L'homme l'he/berge en lui alors que les entoure la peur, alors que, chaque jour; en se re/veillant, Edma se demande combien de temps la lumie\re va durer, combien de temps la vie va continuer a\ gagner avant que les pense/es enveloppe/es de remous ne marquent la fatalite/, les frontie\res qui se/parent, qui de/sunissent, qui de/sagre\gent. Il escorte Edma jusqu'a\ la salle a\ manger et lui avance une chaise. Ils s'installent dans le bouillon de lumie\re ou\ le chauffage mitonne le divan, la table jusqu'a\ ce que se fasse un gratin de couleurs dans les recoins dont, par les yeux, Edma de/guste la pure/e, le plat de rouge, de bleu moelleux ou\ s'asseoir, ou\ manger, ou\ se colorer de le/gumes, de cerfeuil, d'oseille, de fleurs, de cha^taignes, entre les rideaux et 16 les portes, dans cette soire/e qui, sous les abat-jour, ta^te la jeune femme. Edma fle/chit sous la cuisson de l'hiver qui nourrit le tweed, le velours, le cuir fauve des housses, des ve^tements au cours de ce repas ou\ , dans la salle a\ manger, le couple se sert de jus de campagne, de jus de terre et d'arbres, en buvant le consomme/, le vent, l'herbe, les arbustes, le lac. Le fiance/ d'Edma sert le potage. Edma, les yeux mi-clos, la bouche re^veuse, avale cette lumie\re des lampes aux abat-jour en linon bleute/ ou\ la pie\ce ouate/e tient le corps et jette des lueurs moire/es sur le service de porcelaine, sur les assiette/es de fruits confits. Edma porte une robe de laine. Les piles de gaufres, les pains fourre/s, les meringues, les fondants, les com- potes, sur les plateaux, sont argente/s, dore/s par la gaze et le tulle de la lumie\re qu'Edma de/guste. << Biento^t, nous seront marie/s. >> Il fait bon, loin du de/dale de la ville ou de la banlieue qu'e/vite mainte- nant le di^ner avant que ne reprenne biento^t la recherche infernale dans le noir, dans la poix bouil- lante de chaque rue, dans le de/re\glement du corps ou\ Edma pour s'e/clairer n'utilisera plus que son angoisse ou\ bru\lent la mort, la peur qui conduisent les gens par la longueur des passages ou\, seul, l'allumage du re^ve procure soudain parfois ce brusque guet de tous les sens au de/tour d'un regard, d'une rencontre ou\ le de/sir nous sert d'e/claireur pour nous guider dans l'obscurcissement de nos impressions quand on ne comprend plus l'engrenage qui nous contraint a\ tituber dans des chemins charbonne/s, fumeux, au fond du plaisir de se de/truire soi-me^me, de s'entourer de ces lacs de soufre, de se consumer dans les flammes de la soif de souffrir. 17 Ae/rien, vagues gazeuses du vent, le lac tend ses quais d'une extre/mite/ du ciel a\ l'autre. Toute une ville ce/leste est ba^tie autour du lac, vient en pente tre\s douce baigner ses ailes dans l'eau dont on ne voit pas la fin dans ce grand vent sans limites qui se perd a\ l'horizon, a\ des milliers de me\tres de haut, dans ces plumages de vapeurs, dans ces eaux couleur de mouettes comme des Alpes de re/verbe/ration ou\ voler, ou\ s'attarder a\ respirer, ou\ sentir nos yeux s'emplir d'air comme les poumons, ou\ arre^ter de souffrir. Le lac n'en finit plus dans notre chair qui de/couvre la blancheur dont la lumie\re souffle dans le sang ou\ se lique/fie alors tout ce qui nous bloquait, tout ce qui nous e/touffait. Edma baisse les yeux sous l'e/clat du regard d'Evrard. Le lac s'e/largit, se de/verse dans la mer par les courants, par les contre-courants, par le gonflement de ses flots, pe/ne\tre le sang comme le sel, les algues, les poissons, gouttes de houle accourues de tous les points d'un fre/missement, mole/cules variant dans le circuit des e/nergies qui se gaspillent, e/chappent a\ ce qui essayait de les contro^ler, s'e/le\vent dans l'air, s'e/le\vent en nue/e, s'exhalent peu a\ peu dans ces ruptures ou\ les bru^lures de la chair purifient l'e^tre qui s'e/coule par la vie liquide, se dissout. Le lac grossit le ventre de la femme enceinte, le tisse de moirures, capitonne, argente la soie ute/rine. --- Veux-tu faire un tour en barque? Chuchote Evrard. Elle se sent fouette/e par d'im- 18 menses pie\ces vides, par des avenues de/sertes, par des canaux, par des i^les, par les profondeurs du grondement des eaux. --- Il fait de/ja\ nuit, re/pond Edma en ba^illant. Je pre/fe\re aller me coucher. Si elle sortait, les hauts fonds gagnant et couvrant le lac changeraient l'eau en sang, l'inte/rieur submer- gerait l'exte/rieur, les rues couleraient comme de l'angoisse dans son corps qui, en semi-liberte/, erre dans la grisaille large comme un bras de mer, se refle\te dans la glace Louis XVI, de l'autre co^te/ de la table ovale, lui renvoie ses yeux pointille/s de sombre et de lumineux par la nuit ou\ elle trouve parfois la force de se promener dans cette fureur qui la brise contre elle-me^me dans cette eau rose, dans ce sang qui l'environnent de tous co^te/s, la pe/ne\trent en plusieurs endroits du ventre et du dos, l'e/branlent, cherchent des routes pour se mettre en liberte/ en formant toujours ce lac, ce lac malsain, ce caracte\re qui rassemblent les brouillards comme un vent souter- rain dont elle entend le souffle a\ l'inte/rieur de sa prison dans les lueurs internes de la chair d'ou\ elle aperc#oit cette Suisse, ces Balkans se re/sorber dans la nuit qui l'aspire comme si au-dehors le brouillard amortissait au loin ces feux de vie ou\ point la souffrance, dans le tournoiement des flocons d'ombre, autour des lampadaires de la petite rue de/serte. Elle se le\ve. Edma va entrer dans la salle de bains, dans la vaporisation, dans le lieu arachne/en perle/ de goutte- lettes bleues et paillete/ d'une multitude de line/aments qui poudrent d'un soleil artificiel la pe/nombre dans laquelle le flacon d'eau de toilette au garde/nia, les 19 cre\mes de nuit, la pa^te d'amandes ame\res, les ampoules, les lotions attendent la peau, filent une brume, sont la\ pour masser, nettoyer, de/maquiller, adoucir, rafrai^chir la femme enflamme/e par le roule- ment des sources chaudes, sulfureuses qui se cho- quent contre le de/sir, contre la terre et se pre/cipitent a\ flots jusqu'a\ la bouche de feu qui s'ouvre et agite ses langues. Elle se retourne : --- Tu me rejoindras dans la chambre tout a\ l'heure ? Dans la peau qui tapisse la retraite ou\ la lumie\re n'entre jamais, ou\ il logera, ou\ il se balancera dans la fente suce/e, boursoufle/e, humecte/e, distendue pour qu'il la creuse, pour qu'il adhe\re a\ elle, pour qu'il aille au plus recule/ de ce domaine de la nuit, au plus recule/ de cette caverne, jusqu'au derme, aux ge/misse- ments, la\ ou\ la voix ne se contro^le plus, ou\ toute la femme sourd des muqueuses. Elle re/pe\te : -- Tu viendras ? Elle pousse la porte de la salle de bains qu'elle referme sur elle. Evrard reste/ seul s'est approche/ de la fene^tre. Il regarde la nuit jeter des e/clairs et des rayons comme si le fond de l'eau brillait, comme si la vase du lac e/tait phosphorescente, comme si le dessous de la lumie\re flottait. Evrard pensif suit des yeux la lutte des ombres. 1l voit les cheveux d'Edma, sa chevelure de tempe^te macule/e de sang s'entortiller autour des jardinets gluants. Comment parvenir a\ toujours de/me^- ler l'attirance de l'aversion ? Evrard caresse la masse visce/rale, il parcourt les re/gions glandulaires, la banlieue qu'il dessine d'un doigt sur la vitre mouille/e. Le mucus rouge violace/ prend a\ la lueur des reflets 20 de l'eau une couleur encore plus e/paisse. Evrard insiste. Il va dans le rein. Il se dirige vers les e/normes glandes qui semblent remplir ce lac salivaire. Il est conduit a\ la voix d'Edma. Elle l'appelle. Il se tait. Elle crie. L'appelle-t-elle au secours ? Il re^vait. Il n'est pas su^r d'avoir entendu Edma. Il e/coute le silence. Il e/coute, immobile, curieusement ravi. Il n'a pas bouge/. Elle fait suite au pharynx. Il de/bouche dans les deux grands yeux agrandis par la peur. Il s'arre^te. Il n'ose pas continuer. Il dessert la table. Edma, love/e a\ l'inte/rieur du corps, dans la salle de bains, reprend haleine. La voici, presque tranquille. Evrard est de l'autre co^te/ du mur, de l'autre co^te/ de la porte. Il ne la regarde plus. Elle se lave dans l'e/cume. Elle baigne dans le liquide sanguin. Elle est irise/e comme de la nacre par la lumie\re diffracte/e qui la traverse. Elle n'a plus besoin de se doubler, de se replier, de se plisser. Elle est nue. Le bain la de/lasse comme la nage. Edma passerait la nuit dans ce bien-e^tre, dans cette piscine ou\ elle se sent effleure/e par des soies, par des poils fins comme les fils d'une toile invisible qui l'enveloppe d'une membrane si calmante dans ce cocon d'eau chaude, dans la te/nuite/ du duvet aquatique dont les cils la brossent si doucement, si maternellement que, par toute la peau, la jeune femme aspire la viscosite/ du liquide, la re/ge/ne/ration. Elle boit la douche dans ces se/cre/tions agglutine/es ou\, de/tendue, Edma revient a\ elle-me^me, se retrouve, renai^t d'elle-me^me, de la me\re qui fait partie de nous, de notre corps, de notre sang, de notre coeur, de la me\re qu'elle est en train de redevenir, de devenir, de perpe/tuer dans l'enfant qu'elle porte, de la me\re d'ou\ rayonnent tous les 21 nerfs du corps, le foyer rougeoyant qui se renfle en pense/e volumineuse de tendresse, en vagin rempli de sperme, en maternite/ reproductrice, en vie cre/atrice, dans les instants de l'irruption de l'origine quand le corps, cessant de se refouler, se souvient et que la vie, entrai^ne/e par les grands fonds de notre vitalite/, plonge en elle-me^me, va plus loin que la haine, que l'angoisse, que la mort, que le temps, retourne a\ l'intime... Edma, comme si notre enfance continuait d'attendre dans notre corps, se complai^t dans les pousse/es de/clenche/es en elle par l'eau chaude et par le savon comme si cette femme-enfant enceinte ne pouvait pas encore porter d'autre enfant qu'elle- me^me ; et elle presse l'e/ponge et s'asperge la poitrine d'une pluie de sensations en fermant les yeux dans le re/chauffement qui satisfait les os, les muscles, la peau quand on prend la toilette pour ce lit liquide ou\ on s'attarde, ou\ on joue avec les reflets bleute/s de l'e/mail du fond de la baignoire qui parai^t remuer dans le de/bordement de la mousse savonneuse a\ chaque mouvement de nos membres qu'on frotte, qu'on lave, qu'on berce, en dehors de l'inquie/tude ; et Edma n'attend rien d'autre que cette eau, elle n'a pas d'autre but que cette eau, elle vient de cette eau, elle est l'action de l'eau, le va-et-vient des flots. Le lac n'est plus que de l'eau. Le lac est subitement en elle, il e/cume comme un torrent. Elle est le lac. Le lac l'envahit, facilite le glissement de ses bras, de ses jambes. Elle ne se de/fend plus. Elle ne s'oppose plus a\ ces vagues de l'inte/rieur. Elle s'amollit. Elle n'a plus de nom. Eau histologique, ge/latineuse, amnioti- que, le lac s'e/largit, s'e/largit, se mamelonne, se me/tamorphose en ce souvenir lactescent qui l'im- 22 merge, elle n'est pas encore ne/e, elle va nai^tre, elle va vivre, elle est encore dans la croissance des organes de la vie, elle est encore blottie a\ l'inte/rieur du clapotis, elle est la fille de la distension, la fille de l'hypertrophie qui prend graduellement cette forme demi-cylindrique, sphe/rique, ovoi%de ou\ Edma im- prime les reliefs de son corps sur la muqueuse ute/rine, sur l'e/lasticite/ des parois qui la contiennent encore, la prote\gent encore dans ces litres de chaleur physiologique, dans les villosite/s sanguinolentes qui transsudent cette nuit bleue jusque dans son cerveau, dans sa me/moire et filtrent encore a\ travers ses pense/es dans le courant, dans le bruit du souffle de la me\re ou\ ce re^ve de femme met a\ nu le lac, un lac de couches musculaires, un lac de fibrilles, un lac de vaisseaux sanguins, un lac de lait, les replis, les battements, les veines, les papilles, les graisses d'un de/sir qui lubrifie, qui sert peut-e^tre de support a\ l'e/ternite/ dans une justesse ou\ plus rien n'est localise/, ou\ plus personne n'est identifie/, ou\ on ne mesure plus, ou\ il n'y a plus de se/paration sociale, plus d'ine/galite/, plus de syste\me, ou\ plus rien n'est impossible dans ce flottement sans contours ou\ tout communique, se fond dans un me^me milieu ou\ plus rien n'est contrastre/, resserre/, de/coupe/, dissocie/, fragmente/, ou\ il n'y a plus qu'un commencement dans la dispersion des individus dans l'espe\ce, dans l'immersion ouatine/e ou\ on ne sait plus rien, ou\ on se rappelle, a\ peine, vaguement quelque chose, ou\ on se contente de sentir, seulement sentir, dans un monde redevenu affectif, dans cette fugitive faillite de l'ordre, dans cette re/gression qu'au bout du de/sir, au bout des limites, risquent a\ l'infini cette pulsion de la 23 vie toujours en action, le besoin de fusion, le besoin de s'abi^mer dans les autres. Edma, enferme/e dans le nuage de vapeur bru\lante, re^ve, engourdie par la luminosite/ des flaques et des e/claboussures de bleu moite qui luisent sur les surfaces laque/es, elle fait halte dans la bue/e ou\, a\ grande eau, elle se lave de l'angoisse qui ge^ne sa respiration ; puis, lave/e, la jeune femme, propre, se concentre sur sa transpira- tion, est seulement attentive aux grosses gouttes de sueur qui, dans l'e/tuve, tombent de ses joues, de son front, sur ses genoux mouille/s, dans la baignoire bleue en train de se vider comme si l'angoisse finissait de s'e/vaporer dans cette pluie de sensations qui lessivent le sel de la peau, la poudre d'or des paupie\res, les impurete/s, au terme d'un bain ou\ mers et lacs ont me/lange/, dans l'imaginaire, leurs eaux douces et sale/es et donne/ aux orifices et aux cavite/s du corps fe/minin le poli glissant, veloute/ du varech et impre/gne/ de bleua^tre toute la chair, toutes les cellules, toute une existence, toute notre solitude dont les vagues bleues, les tempe^tes ondulent comme la nuit dans l'or et dans les lumie\res. Elle a tressailli quand il lui a demande/ de sortir. --- Ou\ e/tais-tu? Il sourit. Tu n'e/tais plus sur terre ? Elle pense, excite/e a\ l'ide/e d'e/touffer, de sentir qu'elle ne peut plus respirer : " Ce doit e^tre si facile de se noyer...>>, pendant qu'elle enroule nerveuse- ment une serviette e/ponge autour de son corps humide, sous le sourire de l'homme qui, sans la voir, la fixe de son regard amoureux comme s'il voulait dissiper l'obscurite/, les tentations obscures de cette femme orpheline de la lumie\re, de cette lumie\re qui anime les autres et que, de/sespe/re/ment, Edma de- 24 mande a\ un homme, a\ l'amour, dans sa lutte contre elle-me^me, contre l'attirance qui la pousse malgre/ elle vers la nuit, vers l'angoisse, vers l'autodestruction, vers les pie\ges. Il l'observe. Edma reste une e/nigme. Il la sent si pre/sente ici dans le de/sir qui les jette l'un contre l'autre, dans la vie qui jouit dans leurs corps serre/s l'un contre l'autre, il la sent fre/mir, impatiente, et pourtant, il le sait, quelque chose d'elle, toujours, re^ve, absent, en retrait, se retient, serpente, tient de la nature d'un autre de/sir, d'un de/sir cache/, oppose/ au de/sir qui se montre dans les sentiments qu'elle exprime a\ Evrard sans parai^tre comple\tement vivante, sans parai^tre donner forme a\ toute l'e/nergie qui, en dec#a\ de ses gestes, de ses paroles, de ses silences, semble la contracter toujours, la maintenir dans un perpe/tuel e/tat de haine. Pour que l'amour lie cette femme a\ cet homme, quelque chose, en elle, doit se taire, se re/fre/ner, rester inimaginable, lui donner la force de s'absenter d'elle-me^me, lui donner la force de l'asce\se que parfois trahit seulement une inexpli- cable crispation de douleur sur son visage brusque- ment ferme/. Evrard s'est penche/ sur les paupie\res mi-closes, sur les cils de ce visage mouvant dont le cra^ne vibre, tie\de, rond, dans les deux larges mains d'homme qui le tiennent, qui se perdent dans les cheveux de femme emme^le/s, de/coiffe/s par les caresses fouillant dans le lustre des lourdes boucles qu'il embrasse. Il l'interroge a\ voix basse: --- Ou\ es-tu? Ou\ es-tu? Le pli sinueux de la bouche sensuelle la cherche. Elle sent les mains d'Evrard fourrager dans sa chevelure, se bru^ler a\ elle. Elle se redresse, le repousse . 25 --- J'ai sommeil. Les volutes moutonnent, papillotent dans la fume/e, dans l'endormissement, sous les paupie\res clignotantes d'Edma qui ne peut plus penser, dont les yeux s'e/teignent. Elle re/pe\te : --- J'ai tellement sommeil... La langue de l'amant cherche la bouche entrou- verte et ramollie de la jeune femme et cherche a\ entrer dans la coloration, a\ la distendre pour l'em- brasser plus profonde/ment, pour s'imbiber mais Ed- ma, dilue/e dans cette eau du sang qu'elle voit en re^ve, est ailleurs. La doublure des rideaux, a\ l'inte/- rieur de l'immeuble de briques rouges, les enferme dans la chambre de replis dont les fibres s'attachent sur eux, les soutiennent dans ce tunnel des ligaments de leurs convulsions, de leur resserrement ou\ ils se promettent qu'ils ne se quitteront jamais, qu'ils sont bien ainsi, l'un contre l'autre, au chaud, dans leur maison, qu'ils s'e/pouseront. --- Ne dors pas tout de suite, reste avec moi... Chuchote Evrard. Les ombres du clair de lune glissent sur le quai. Les immeubles de la fin du sie\cle dernier, l'architecture d'une clinique affectant la forme d'un cyclamen, le zinc du second Empire dentele/, charge/ d'ornements, les terrasses brode/es, la pierre patine/e, les lanternes de la rue, le lierre se de/coupent sur le lac ou\ se profilent, au-dela\ des pagodes des i^les, le kiosque a\ musique en fonte, les bulbes des tombeaux du cimetie\re orthodoxe, un observatoire, les clochetons d'un cha^teau, les escaliers aux marches garde/es par des sphynx au corps et aux cheveux de sire\ne, les pontons, les jardins, les parcs de l'autre rive de cette ville rococo toujours noye/e ou\ 26 Edma re^ve, re^ve a\ ce qu'elle ne peut pas voir, a\ ce qui est trop loin, a\ ce myste\re flottant dans le brouillard, a\ cette vie qu'elle n'a pas, a\ ces lointains pleins qui donneraient au vide de sa vie un sens, ce qui lui manque... --- Dimanche, allons au bord de la Seine. J'ai tellement besoin d'air, de respirer, de sortir... --- Mais tu es tout le temps dehors... --- C'est comme si je ne sortais pas, comme si je n'y arrivais pas, me^me en marchant toute une journe/e dehors, en tournant dans ce pourrissement, autour du lac ; je n'en sors pas, je n'en sors pas... Elle dit, e/trangle/e : --- J'ai peur... J'ai de plus en plus peur... Il e/treint furieusement cette progressive pe/ne/tration d'un lac de nuit dans les veines de la femme. --- Mon amour... Elle est si faible, si sensible. Il ne sait pas pourquoi, tout d'un coup, il sent en lui une envie de se jeter sur elle, de gratter avec l'ongle, de transper- cer, de disse/quer toute cette nuit de la chair, de lui faire mal, de lui soutirer une partie de son sang, de satisfaire l'obscurite/ de cette femme. Comme si Edma suppliait : " J'ai peur. J'ai peur de vivre... De/livre- moi.>> Elle tressaille. Elle pleure. --- Ne pleure pas... Souffle-t-il en embrassant les pleurs, en essuyant de sa bouche le visage trempe/ d'Edma, toute palpitante contre ce coeur qui bat contre le sien, dans ces glaires, dans cette nuit qu'elle commence a\ ne plus contro^ler, qu'elle commence a\ suivre dans ses pul- sions, dans les zones d'elle-me^me qu'elle ignore, dans les diagonales qui font une incision dans son ventre 27 ou\ le spectre entre avec les doigts pour arracher un a\ un les organes, dans l'angoisse qui e/visce\re comme des coups de couteau donne/s au hasard. Elle le de/visage, reprend: --- Tu me fais peur... --- Toi aussi tu me fais peur avec ton besoin de souffrir, avec ton gou^t de la souffrance. Murmure-t-il comme s'il se parlait a\ lui-me^me, comme s'il voulait s'expliquer le penchant qui l'en- trai^ne vers cette femme, comme s'il voulait clarifier leur malaise, leur attirance. --- Quand tu me sens souffrir, tu redeviens tendre avec moi. Elle sanglote, les yeux dilate/s, injecte/s de sang par une solitude qu'elle s'empe^che pourtant encore d'ex- pulser et que les deux mains de l'homme, tout a\ l'heure, sur son corps nu, repousseront brutalement... a\ moins que... un jour, pense-t-elle, soudain raidie par un acce\s de pitie/ pour elle-me^me, elle ne parte, elle ne s'e/chappe, elle ne se venge. --- Je ne veux pas ! Elle siffle, soudain arc-boute/e, ve/ne/neuse, pre^te, en esprit, a\ de/truire. Mais au lieu de re/pliquer, de re/agir, il pose ses le\vres fre/missantes sur les paupie\res fatigue/es de la jeune femme : --- Va te coucher... Tu ne sais plus ce que tu dis... Tu dois te reposer. Tu as trop marche/ cet apre\s-midi. Tu n'es pas aussi re/sistante que tu le crois. Dans ton e/tat, il ne faut pas te surmener. Quelque chose d'amer bru^le la salive d'Edma. --- Je vais vomir... --- Tu es fatigue/e. S'empresse-t-il de conclure comme s'il e/vitait ainsi 28 les taches d'ombre qu'elle avait voulu lui faire voir, les renfoncements des sentiments ou\ elle avait voulu l'emmener, l'assombrir, comme s'il devait s'obstiner, toujours, a\ conserver devant les yeux le portrait inoffensif d'une jeune fille ide/ale dont il ne redoutait pas la sauvagerie, la me/chancete/, l'insatisfaction, une de/termination hostile et impe/ne/trable, la maturite/ de la femme, une implacable envie, cet e/cho de la culpabilite/ de l'homme, dans cette he/morragie men- tale qu'Edma essaie de dissimuler sans re/ussir a\ l'enrayer. La pluie coule en rigoles le long de la porte coche\re et sur les tritons, sur les nai%ades de bronze aligne/s sur les pelouses. La pluie coule sur les ve/randas, sur les vasistas, sur les vitraux, sur les loggias des petits immeubles de briques rouges de l'impasse. Edma s'est approche/e de la lucarne d'ou\ elle regarde les trombes d'eau, les bords du lac, les statues, les dauphins de/forme/s par l'averse dans le halo du lampadaire. Il la couve, il la masse par pressi n. Il presse contre lui la contractilite/, la re/tractilite/ de la jeune femme triste. --- Viens dormir. Murmure-t-il en passant sa voix chaleureuse comme une main dans les fibrilles, dans les fibres, dans les larmes des tressaillements d'Edma, en cherchant a\ la consoler, a\ s'introduire dans cette solitude musculaire, conjonctive dont Edma semble toujours presque biologiquement s'irriter comme si elle avait e/te/ abandonne/e par la vie. Et il lui dit : --- Laisse-moi t'aimer, te re/chauffer... 29 Mais ils sont pris dans le paysage diluvien d'Edma qui suit des yeux des torrents de sang sur les murs, sur les vitres rougies, sur les saillies variqueuses de l'e/trange mobilier sanguin, interne de cette chambre de l'inte/rieur du corps, de cet antre d'instincts. --- Je sens que je saigne, que je saigne... --- Edma, calme-toi, tout va bien... --- Je vais faire une fausse couche. Je vais perdre le be/be/. Elle sursaute : Le ciel est clair... C'est le jour ! --- Mais non, tout est noir ! Elle fixe de ses yeux re^veurs un jour irre/el, le fanal du phare imaginaire qu'elle prend pour la lumie\re du jour dans l'angoisse ou\ il fait toujours nuit. --- Qu'est-ce que c'est la vie? Qu'est-ce que c'est? Elle interroge Evrard, pelotonne/e contre lui, de- vant la fene^tre, en pensant, en re^vant a\ voix haute. L'e/coute-t-il? Il somnole, re/signe/ a\ ne plus obtenir d'elle la nuit qu'il lui demandait, a\ ne pas habiter la me^me vision de la nuit, a\ ne pas s'enliser dans cette vase sanguinolente qui les cerne, qui les hypnotise, a\ lui pre/fe/rer des parties moins fluides, plus solides, plus stables, des sentiments moins glauques que ceux ou\ Edma, dans un e/tat de lique/faction, semble s'inge/nier a\ vouloir le troubler, comme s'il risquait, a\ cause d'elle, s'il l'e/coutait, de sortir de/finitivement, de se se/parer de/finitivement du jour et d'e^tre condamne/ a\ sillonner ces profondeurs que l'inte/riorite/ d'Edma ne cesse pas de projeter au-dehors, vers le lac qui, augmente/ par les eaux du de/sespoir, s'ouvre un passage dans le coeur des deux riverains, donne une issue brumeuse, glace/e a\ leur nuit, a\ ces nuits qu'ils hantent, cette nuit des eaux sous les eaux, a\ la 30 submersion de vastes e/tendues d'eux-me^mes, a\ l'enva- hissement de l'inconscient, a\ une me/moire disparue sous la me/moire, a\ une trace de l'e/clat d'une vie ante/rieure disparue sous la nuit, a\ un monde englou- ti, a\ l'insalubrite/ de ces marais dont Edma, sur les bords de la mort, sur les bords de cette vie ensevelie sous la perte, sous la de/composition, respire les influences nuisibles, les miasmes palude/ens du corps qui, arrache/ a\ lui-me^me, de/verse son trop-plein de nuit par le sang de l'ombre, par des puits de de/sirs fore/s dans la chair e/corche/e vive, jusqu'a\ l'e/puise- ment. Evrard la regarde. --- Je vais te laisser dormir. Tu as trop veille/. IV. RUE DES VALLEES Edma se re/veille tard le lendemain dans l'im- meuble lacustre fro^le/ en bas par les saules pleureurs et par les roseaux. Le niveau du lac semble s'e^tre e/leve/ pendant la nuit comme pendant une crue. L'eau est au ras du quai. Sur la rive d'en face, l'embarca- de\re, les chalets, le donjon, les tourelles baignent dans les nuages. Derrie\re les proprie/te/s se devinent plus qu'ils ne se voient la verdure des peupliers et des lianes, l'horizon touffu, la lisie\re de fume/e et de brouillard. Rue de re^ve, la rue des Valle/es est longue... Edma, sur l'autre rive, apre\s avoir traverse/ le lac en barque, commence. Elle se dirige a\ pied vers le centre, prend pour repe^re l'Ho^tel de Ville puis gagne les avenues qu'elle suit jusqu'a\ la rue des Valle/es ou\ elle s'engage dans ce feuillage, dans ces rhubarbes, dans cette humidite/ verdoyante qu'elle apercevait, ce matin, de sa fene^tre, elle entre dans cette sorte d'excavation ve/ge/tale ou\ les villas semblent monter de l'inte/rieur et e l'humus et trouer de lumie\re le sol comme si elles e/taient les habitations du fond de l'eau, les vestiges d'une cite/ engloutie qui remontaient a\ la surface. Edma est surprise par les ombres colore/es, les ombres rose/es, le rouge sang d'un couloir, d'une lanterne, d'un vitrail ou d'un rideau de velours de cette architecture du bord de la rivie\re qui coule en contrebas, cache/e dans les ronces, dans les broussailles et dans la boue ou\ la noye/e avance en regardant les rouges sombres des vitraux, le drape/ translucide des verrie\res comme la vitrification de 32 cette rivie\re qui longe la rue ou\ Edma re^ve de franchir du regard ces vitres des inte/rieurs ferme/s, cette nuit double/e de couleurs, cette clarte/ du fond, ces lueurs en pa^te de verre, cette transparence rouge brouille/e par les tiges, par les enroulements, par les calices, par les branches, par le lichen des jardins stylise/s dans le remous floral de la couleur, dans le manie/risme des irisations de la lumie\re colore/e, dans l'opaline de paillettes de lune, dans les stries solaires de l'aquarium de flammes et de rayons comme si le sang pleuvait de toutes parts, comme s'il e/clairait dans cette he/morragie de reflets, dans ce cristal a\ l'e/tat liquide, dans ce voyage qui donne la couleur rouge aux ide/es ou\ Edma persiste a\ avancer, ou\ elle s'obstine dans ce retour au caverneux, au ne/buleux d'ou\ elle entend de si pre\s le sang, les battements du coeur, dans la dilatation ou\ la vue d'Edma habitue/e a\ l'ombre est blesse/e par toutes ces lumie\res, dans cette progressive approche ou\ les yeux, encore engage/s dans le rouge sombre, sont entrai^ne/s par le flot du liquide qui s'e/coule du passage et la pousse a\ aller plus au fond du sang, a\ s'enfoncer dans l'approfondis- sement du corps au sein duquel est plonge/e l'ide/e qui devient molle, demi-fluide dans cette suffocation ou\ Edma ne peut plus respirer par les narines ni par la bouche et ou\ la respiration lui fait mal dans cette cavite/ spongieuse, dans la promenade asphyxiante ou\ la jeune femme a l'impression de marcher dans le corps qui la rame\ne a\ la transformation du sang rouge en sang noir, dans les poumons prive/s d'air par le re^ve rouge qui augmente l'angoisse tandis que la longue rue, entre les cryptes muqueuses, se resserre encore plus. La rivie\re commence a\ manquer comme 33 si cette traverse/e a\ la nage se faisait a\ sec. Le corps, dans un e/tat de se/cheresse voisin de l'inflammation, cherche maladivement a\ retrouver la rivie\re de mucosite/s dont l'e/coulement nous pousserait en avant, nous lubrifierait, nous engorgerait au bout de cette rue de l'enveloppement qui noircit quand les chiens commencent a\ aboyer et que les grandes fene^tres rougies par le sang semblent plus que jamais affleurer le sol comme la matie\re souterraine du de/sir quand on n'ose plus, qu'il fait trop noir, que les chiens aboient de plus en plus fort, de plus en plus pre\s, chiens-loups, quand le feuillage se pe/trifie, devient ces parois trop se\ches, trop dures pour permettre la distension, l'ouverture de la nuit de nous-me^mes qui nous emprisonne dans cette lenteur, dans cette difficulte/ ou\ on ne sait plus comment se de/gager de cette folie et de la compression de ces parois sombres resserre/es sur nous qui, presse/s de toutes parts et emmure/s, n'osons plus marcher qu'e/gratigne/s, que de/chire/s, que courbe/s sous la peur du noir, sous la peur de la nuit, sous la peur de mourir dans cette obscurite/ que devient l'eprise de cette rue de nous-me^mes ou\ la nuit la^che ses chiens sur nous, est la nuit d'une fore^t, d'une partie de nous ou\ hurlent nos loups inte/rieurs, ou\ peu a\ peu se de/fait la ville, se de/fait la civilisation et ou\ nous devenons sauvage- ment libres, dangereux... V. BREF VOYAGE EN ALLEMAGNE Edma regarde l'enfant fixe/ au fond d'elle-me^me. Elle pense a\ la moelle e/pinie\re, au cerveau de brouillard et d'eau, au dessin impre/cis de sa propre vie, aux fibres des organes en train de se former, la\, dans l'embryon uni a\ elle par le cordon ombilical, dans les replis de son ventre. Elle essaie de donner des yeux a\ ses pense/es et de distinguer des contours, des plans, des variations. Elle avance dans l'ombre estompe/e ou\ un de/sir obscur e/tend sa cendre rouge sur les demi-teintes qui se perdent les unes dans les autres dans le glissement de l'embryon vers le foetus, dans le glissement des surfaces vers leurs bords, dans cette zone ombre/e ou\ le sang caresse le carmin, le passage de la me\re a\ l'enfant, la portion foetale et la portion maternelle du placenta, les vaisseaux dilate/s de l'ute/rus et finit par produire l'e/clat du cramoisi, le violace/, cette liqueur rose qui seront le soleil, le mois de septembre, le mois de la naissance dans le rejaillissement des rayons qui reportera cette lumie\re de la chair sur la terre, sur l'are/ole du mamelon, sur le sein de la me\re refle/te/e par son be/be/ qui te/tera avidement. Edma ferme les yeux, sent la maternite/... Tachant un pre/, apparai^t, alors que le train roule, une ferme en briques dont la couleur e/voque une boucherie, la gicle/e architectonique du sang dans un abattoir, les ogives, les arcades d'un e/gorgement pe/trifie/ ou\ Edma, enfouie dans son manteau de fourrure, de/tourne les yeux de la cathe/drale de 35 viande, se recroqueville sur la banquette du comparti- ment ou\, en me^me temps, passive, sanguinaire, elle s'abandonne a\ la vitesse du train qui semble ne rouler si vite que pour emporter Edma, que pour lui enlever le temps de re/agir, de se de/fendre d'un voyage dont le but qu'elle ne discerne pas encore lui pe\se pourtant comme la cruaute/ qu'elle appre/hende vaguement sans pouvoir s'empe^cher d'aller vers elle, vers ces portails de sang, vers cet avortement du sang comme a\ la nocturne fe^te d'une capitale de douleurs. La nuit tombe. Une nuit d'hiver. Neiges du sang. Les bois alternent avec les villages, les hauts fourneaux avec les immeubles. Une rivie\re serpente autour du brouillard. Chutes d'eau, chutes de sang, gerbes de ciel comme un feu d'eau, comme des flammes, des nuages de terre suspendus dans l'embrun, dans l'air tigre/ de jets rougea^tres ou\ elle s'engouffrera biento^t dans l'ho^tel, dans les rouges veineux, dans le saigne- ment coagule/ ou\ les verticales deviennent obliques, ou\ les droites deviennent tordues, ou\ les murs convulsifs e/clatent, ou\ elle a re/serve/ une chambre pour quelques nuits sans qu'Evrard connaisse le projet de la jeune femme, ses vagues de bleute/, cette cre^te des vagues de bleute/, cette fie\vre de l'eau inte/rieure, ce feu noir des nause/es qui empe^chent Edma de somnoler. Elle se couchera sans di^ner. Elle flambe. Elle voudrait respirer... respirer de l'air frais... Elle suffoque... Elle ne va peut-e^tre pas continuer sur le chemin de l'arrachement. Elle va peut-e^tre descendre au prochain arre^t, interrompre son voyage. Elle n'en peut plus. Elle va vomir... Ses jambes enflent, ses pieds la bru^lent. Elle a des fourmillements dans les mains, dans les oreilles... Elle 36 a tre\s mal. Elle ne re^ve que de s'e/tendre et de dormir... dormir... de calmer les tiraillements de son corps congestionne/, de son sang lunaire qui la pique comme du sel dans des chairs ouvertes, dans cette contemplation d'une femme au bord du sang, sur la co^te maritime, sous l'astre rouge,sous la lune grenat, sous la lune d'un fibrome, sous la lune du torrent he/morragique du corps malade... Et de/filent le long des rails de la voie ferre/e les champs de charbon, les alignements de maisons noires de fume/e, les drames, les sacrifices, les traumatismes ou\, retranche/e, la me/moire continue de nous bouleverser, de tremper de sang les images qu'on introduit dans les trous des blessures qui n'ont jamais cicatrise/ et qu'on voudrait prendre pour des malheurs imaginaires, pour une violence qu'on aurait invente/e, qui n'aurait jamais existe/, qui ne nous aurait jamais re/ellement prive/ de la tendresse dont, depuis l'enfance, on ressent parfois tellement le manque, ce manque qui ne nous la^chera plus jusqu'a\ notre mort et qui nous pousse a\ toujours revenir, par la pense/e, sur le passe/, sur le the/a^tre d'un crime qui, de\s le de/part, nous a prive/s de notre propre vie, de la force de vivre... C'e/tait la guerre... Edma rede- vient une enfant. Dehors, que se passe-t-il ? On ne parle plus franc#ais, on parle allemand. On s'approche de la frontie\re qui coupe en deux l'Europe et qui la divise en monde libre et en pays de l'Est. Le train s'approche du mur de Berlin. Le me^me train qui va a\ Varsovie, a\ Moscou. Edma descend dans cet exte/- rieur progressivement hostile dont les masses de plus en plus sombres, de plus en plus hautes, dans les gares et dans les villes, semblent pre/parer l'esprit a\ ce 37 mur, a\ cette menace dressant sa double enceinte, assombrir encore la nuit malgre/ les lumie\res qui projettent sur le brouillard ou sur la pluie leur faisceau froid ou\ se profilent des arbres squelettiques. On remonte vers ce point extre^me, vers cette tension ou\ les guerres passe/es et la guerre future se fondent dans les de/combres, dans le fascisme des hommes et des femmes toujours pre^t a\ resurgir. Nuit... Cre/neaux de rouge... Le rai ne/o-gothique de sang sur les murs reluisants de sang rougit chacune des nuits qu'elle passe a\ l'ho^tel ou\ l'infiltrent les stries de l'e/gorgement qui irrite les yeux et qui devient sonore et gagne les oreilles et se re/pand dans la fatigue qu'il assourdit... Elle pense aux millions de morts de la dernie\re . guerre. Edma voudrait s'e/vader, sortir du caillot mais les bourdonnements du sang dans sa te^te lui interdi- sent de retrouver le calme. Elle se retourne a\ chaque coup, a\ chaque craquement, a\ chaque e/clair de la coagulation ou\ luit Berlin comme un soldat se jetant sur elle dans la peur qui perce de rose et de violet le rouge, le placenta. " Pourquoi e^tre venue ici ? >> Edma se ploie sur l'enfant comme sur le foetus que, dans la France occupe/e, elle fut dans le ventre de sa me\re sous les bombes allemandes, dans le coeur de celle dont Edma fut extraite par ce/sarienne parce que la femme enceinte blesse/e venait de mourir, qu'elle avait e/te/ tue/e en me^me temps que le pe\re d'Edma. <> Edma sursaute. 1l lui faut revoir le lac des brouil- lards. Elle quitte Berlin a\ l'aube. VI. LE RETOUR Jusqu'a\ la suffocation... Jusqu'a\ ce que le vagin s'ouvre et la^che le petit paquet de sang et de coeur entrelace/s comme si elle urinait... --- Mon enfant... Elle a les yeux brillants. Mon petit, mon petit... Elle se tient le ventre. Evrard regarde sans com- prendre. Il regarde presque cruellement cette femme, cette folle peut-e^tre enceinte d'un enfant tare/ mais elle est ailleurs, si loin d'Evrard, elle est une survivante de l'enfer, elle se replie sur l'enfant qu'elle presse a\ deux mains a\ travers les saillies qui bombent son ventre et elle rassure le foetus, elle lui chante ce cri, le cri de sa re/volte contre les bombardements, contre le langage en de/lire, contre l'effondrement des immeubles en flammes, contre les quartiers en flammes, contre le ruissellement du sang sur des monceaux de rictus, sur des monceaux de corps e/ventre/s ou carbonise/s aux yeux creve/s par les corbeaux et aux joues ou au sexe ronge/s par les rats et elle revient de la me/moire, elle revient de la peur: --- J'e/tais a\ Berlin. J'ai vu le vertige. J'ai vu qu'ils ont peur. Ils n'ont que le vice ou l'a^me a\ quoi se raccrocher. Ils sont pris dans la mort, ils sont resserre/s dans l'espace de plus en plus e/troit qu'il reste a\ la paix coince/e dans l'enclave de Berlin-Ouest dans Berlin-Est ou\ on de/couvre tout ce qu'a d'arti- ficiel notre sentiment de se/curite/, tout ce qu'il faudrait expier dans ce lieu ou\ la mauvaise conscience ro^de, ou\ on sait jusqu'ou\ l'homme peut descendre, jusqu'ou\ nous pouvons recommencer a\ descendre... 41 C'e/tait oppressant. Il n'y a pas de place, dans la peur, pour l'air qui e/claircit le sang... Tout est bouche/... L'histoire nous parle de justice, de liberte/ et d'entente mais que peut-elle re/soudre pour les peuples tant qu'elle n'a pas re/solu l'agressivite/ de l'homme ? Dis-moi la ve/rite/, Evrard, dis-moi qu'au fond de toi c'est comme ce que j'ai approche/ la\-bas... C'est comme ce roulement des yeux ivres dans des e/motions en flammes traverse/es d'ide/es de meurtres, de vengeance et d'envies. Dis-moi qu'un fils devenu adulte a le corps laboure/ d'ombres d'enfance encore bru^lantes... Dis-moi ta rancune, tes incen- dies... Ne te durcis pas... Parlons ensemble... Ne t'en va pas... Essayons de re/parer re/ellement et mutuelle- ment... Il marche vers la fene^tre. Il tourne le dos a\ Edma. Il revient, sombre, vers elle. Il lui dit, a\ contre-jour: --- Je me suis de/ja\ transforme/ beaucoup et je me transformerai encore beaucoup pour t'aimer... Es-tu capable d'en faire autant? Au-dessus du lac, stagnent les gaz de combustion, les poussie\res, les fume/es qui empe^chent la lumie\re de pe/ne/trer et entretiennent la pe/nombre ou\ les rancunes prolife\rent comme les microbes, ou\ des re^ves de liberte/ tourmentent les gens qui ont l'impres- sion de vivre dans le sous-sol, d'e^tre enterre/s car le soleil ne perce jamais le brouillard et n'e/claire jamais les maisons dans cette banlieue couverte de crasse par la pollution, par l'urbanisation, dans ces poumons noirs ou\ Edma, de plus en plus enfonce/e en elle- me^me, se mine, arrive, taciturne, sous le lac, de/- couvre un re/seau d'e/gouts, de canalisations, de conduits, de caves, de re/servoirs, de puits ou\ circule 42 le mal souterrain qui se cache... Elle voudrait parler... Elle voudrait entrai^ner son compagnon, alle/ger un secret qui ge^ne la respiration et les emprisonne dans l'angoisse mais Evrard vit en sur- face, il ne veut pas descendre avec elle vers leur nuit, il ne veut pas atteindre le fond, il veut continuer de croire qu'il est dans les hauteurs de l'amour, il ne veut pas de cette haine qui ne vibre qu'au fin fond de ce qui n'est plus social, de ce qui n'est plus moral, de ce qui n'est plus que le corps livre/ a\ lui-me^me, le corps que plus rien n'assiste, le corps de/laisse/ par la lumie\re, le corps de souffrance ou\ la vie pourtant se reproduit, travaille a\ une improbable de/livrance, a\ une parole qui apporterait l'esprit la\ ou\ il est encore refuse/, la\ ou\ la chair est seule dans l'enfoncement, dans l'enfouissement, dans des instincts plus inhu- mains qu'humains. Que va-t-elle re/pondre a\ Evrard ? Il s'attend a\ ce qu'elle soit une e/pouse, une me\re. Il croit pouvoir trouver le bonheur gra^ce a\ elle. Elle sourit, e/tincelante d'un de/sir haineux qu'il n'aperc#oit pas. Il faudrait aller si loin, si loin, au-dessous, pour qu'Edma et Evrard se rejoignent dans cette nuit veineuse, dans cette nuit des galeries et des tunnels du sang que nos silences creusent toujours un peu plus dans le langage, dans les yeux qui ne veulent pas tout dire, qui n'csent pas tout dire et ou\ passe tout d'un coup la mort... Parfois la vision pourrait trancher et l'inte/rieur de/soler l'exte/rieur mais toujours la surface se reforme, les fiance/s se marieront, fonderont une famille. Evrard et Edma e/vitent toute expression d'une ve/rite/ qui les se/parerait, qui rejette- rait chacun a\ son isolement, hors de cet ordre qui, me^me entrecoupe/ de doutes et d'ombres, finit par les 43 rassurer et les installer dans des apparences qu'on craint de de/chirer car du sang en jaillirait... De l'inte/rieur a\ l'exte/rieur, le trajet est lent, les pulsions ont le temps de s'arre^ter, le crime reste suspendu dans cette culpabilite/ sourde, dans cette angoisse latente ou\, entrant en concurrence l'une avec l'autre, la vie et la mort sont simultane/ment a\ l'oeuvre dans une inhibition de tout geste, de toute parole qui tenteraient de re/aliser, d'exte/rioriser quelque chose. Rien ne se passe. La nuit des profondeurs se borne a\ cette errance de l'obsession dans notre sauvagerie qui ne se dira jamais, n'agira jamais et dont le va-et-vient vrille les teintes sadiques, masochistes, ces noirs, ces rouges d'une jouissance confuse, secre\te... Elle se laisse porter sans essayer de comprendre ce qui lui arrive. Elle va a\ l'inte/rieur d'elle-me^me ou\ le re^ve/ ne tient pas compte du re/el, ou\ les passages sont e/troits et irre/gulie\rement trace/s sur fond de sang dans le chromatisme de l'he/moglobine ou\ les pense/es claires ou sombres sont relie/es et unifie/es par la seule couleur rouge du fond. VII. LA FEMME AIMEE REGARDEE PAR L'HOMME QUI L'AIME Et parfois elle appuie son front contre la fene^tre... Continents et mers d'obscurite/ et de lumie\re. L'homme regarde. Il regarde cette femme drape/e de nuit, cette femme enturbanne/e de nuit, cette femme jamais comple^tement de/tache/e du sombre et de l'inconnu, cette femme jamais comple\tement don- ne/e... Et Evrard et son de/sir s'orientent vers cette image, avant tout vers l'image, vers le corps de cette femme qui, peu a\ peu, disparai^t de l'image. Edma n'est plus que l'image, que le double, que l'approche fugitive de ce que cet homme investit ainsi d'une telle beaute/... Et il re^ve... Elle est cette beaute/ du nu qu'il re^ve... Cette beaute/ du corps nu qu'il contem- ple... Cette femme soudain immate/rielle, ces signes de l'inde/chiffrable... Le soleil entre soudain et l'homme, le regard de l'homme abstrait ce corps et abstrait ce visage jusqu'a\ ne plus voir qu'une ques- tion, jusqu'a\ interroger l'autre e/perdument comme s'il cherchait a\ capter la lumie\re... capter l'esprit, cette fulgurance de la chair... Errance... Errance obsession- nelle du regard qui traque deux seins, deux mains, la peau et n'a jamais fini et, toujours bouleverse/, n'a jamais fini d'inventer cette femme, cette mythologie et n'a jamais fini de chercher celle qu'il n'atteint qu'en l'imaginant... Et s'il peut approcher cette femme, il ne peut pas approcher le regard par lequel il la transfigure. Et elle fuit toujours. Et il cherche a\ voir non plus le nu du corps mais le nu de la personne, le nu de la personnalite/... Et il scrute les 45 carreaux de lumie\re, le carrelage de lumie\re, la ce/ramique, la petite fene^tre, les deux seins de lumie\re, il voudrait permettre ce qui est interdit, il voudrait re/ussir a\ de/tacher de son corps d'homme, de son sexe d'homme le regard avec lequel il regarde cette femme, il voudrait, au-dela\ de la chair, parvenir a\ l'a^me, trouver l'a^me, trouver l'a^me de la vie, revenir a\ cette origine de toute vie, peut-e^tre a\ la divinite/... Et il regarde les co^tes du thorax ourle/ de lumie\re, il ne se lasse jamais, il s'e/tonne toujours, il est toujours e/merveille/, il de/couvre toujours une femme toujours renouvele/e, jamais e/puise/e, cette femme qu'il ne trouve jamais, qu'il cherche toujours, il ouvre les yeux, il allume la lumie\re, et plus il connai^t cette femme, plus il explore l'inconnu de cette femme, et Edma a les formes, les volumes de la nuit, et son corps change sans arre^t, ses seins ne sont jamais les me^mes, et dans le recueillement Evrard dessine des veines, il bleuit le sang jusqu'a\ fixer de son regard le corps dans sa lumie\re, jusqu'a\ ne plus voir que ce mouvement, que la vie sortant sans cesse de la mort dans cette folle stylisation de l'amour d'ou\ il voit le midi et le minuit du corps, la femme surprise au moment de sa nuit ou de sa lumie\re, d'ou\ il cre/e, en la regardant, ce sein de nuit sur des fleurs de lumie\re dans la densite/ du printemps ; et il peint les joues de lumie\re, la nuque de lumie\re, les gencives de lumie\re, la femme tellement lumineuse, tellement fre^le, la nuit refle/te/e dans la lumie\re, la femme au foulard d'ombre, la femme au soleil, la femme a\ la robe double/e de lumie\re et il l'aime quand le corps est fruit, quand le corps est grappe, il aime les plans d'or, les plans de lumie\re, il cueille les 46 baies, il creuse la nuit, il va jusqu'a\ la nuit, il se couche en re^ve sur ce ventre, sur ce pubis, sur cette saillie de la vie, elle est la\, robuste et pai%enne, elle est la\ dans sa force, son visage relie/ aux jambes par l'ombre et elle respire dans cette image de toute l'essence humaine dont il est l'enfant, dont il est cette lumie\re qui cherche a\ conque/rir la nuit, a\ la conjurer, a\ la caresser, a\ l'aimer, a\ l'apprivoiser en admirant ce corps passionne/ment et c'est la nuit qui e/claire et non plus le jour, dans l'oce/an d'inconscient ou\ Evrard n'est qu'un i^lot de conscience dans les braises blanches, dans les flamme\ches d'une femme a\ la robe-chemisier ouverte sur la lumie\re du corps, sur la lumie\re de son corps de/nude/ par la chaleur de l'e/te, femme orchide/e, femme sans reins, sans hanches, femme qui ne sort plus que de la lumie\re qui frise sur son ventre, femme aile/e, femme d'envol, femme volant vers sa propre lumie\re, chair bronze/e peinte de fleurs sur la chevelure de tulle au blanc laiteux comme un paysage a\ caresses ou\ il pose respectueuse- ment la bouche sur la peau, sur toutes les arte\res, toutes les pulsations qui poussent un homme irre/sisti- blement vers une femme... Il pleut. L'e/te/ s'e/teint soudain dans les yeux d'Evrard. Edma s'est retour- ne/e : --- Quel mauvais temps ! VIII. FUGUE DANS LES ROUGES SANG Voyage dans le Trans-Europe-Express du sang. Les gares de nuit, les canaux de nuit, le passeport de nuit, les bagages de nuit et de sang, les rues pluvieuses du voyage toujours recommence/, a\ travers l'Allemagne, la Suisse, la Belgique. S'arre^ter a\ peine a\ la frontie\re de la Pologne. Repartir. Confondre les ho^tels avec les ho^tels. Sommeiller en taxi, en train, dans cette nuit close du corps, devant ces briques de nuit et de sang, le long des murs tandis que roule le sang dans les veines du train qui traverse les contre/es rouges de l'histoire, dans cette Europe interne ne re^vant plus que de commencement, que de recom- mencement, que du mouvement de la vie follement rythme/ par le sang qui coule en nous vers le coeur dont les battements chauds nous baignent comme cette femme enceinte baigne le foetus pelotonne/ dans l'e/motion qui tre/pide en elle a\ chaque monte/e, a\ chaque assaut d'angoisse. " Le garderai-je ? >> pense Edma, anxieuse de pre/- server celui qu'inconsciemment elle semble chercher a\ de/truire en marchant trop, en se surmenant, en voyageant trop, en persistant a\ fuir, a\ refuser ce be/be/ qu'elle n'a pas voulu, a\ lui refuser farouchement comme abri la de/tresse de son corps. Evrard, les soirs ou\ elle est la\, observe Edma dans la bibliothe\que ou dans le salon ; il la supplie: --- Repose-toi. . . Elle l'interrompt. 48 --- Comprends-tu pourquoi il y a dans les yeux des Berlinois cette attention intense ? Ce besoin d'e/cou- ter ? C'est parce qu'ils savent, vu leur position ge/ographique, que, s'il y a un conflit, ils mourront, qu'ils seront les premiers a\ mourir. C'est la\ que j'ai compris ce que c'est pour une femme de ne pas pouvoir donner la vie sans donner aussi la mort au bout de cette vie... Voyages d'Edma : les fac#ades, les surfaces de l'exte/rieur a\ de/passer. Continuer le social... jusqu'au sang... Mettre a\ vif. Voyager a\ l'inte/rieur de l'e^tre, aller au fond de l'affectivite/ jusqu'au refoule/, aller au plus visce/ral, au plus humide, entrer dans les glo- bules, dans les cellules, dans la lymphe, dans la chair, dans le fre/missement, dans le ge/missement, jusqu'a\ ce qu'il n'y ait plus de frontie\res, plus de langues e/trange\res, plus de guerre, plus de racisme, plus de classes sociales, jusqu'a\ ce que plus rien ne nous se/pare, jusqu'a\ ce qu'on entende la plainte universelle de l'homme menace/ par l'homme, jusqu'a\ ce qu'on prenne conscience... Elle prome\ne les doigts sur son ventre ou\ le gros vaisseau sanguin du cordon ombilical, dans l'ute/rus, unit l'embryon au placenta dont les mains d'Edma, comme des yeux inte/rieurs, a\ force d'en toucher, d'en palper l'enveloppe de peau, voient le rouge, dans ce voyage de l'irrigation du sang, dans ce voyage de l'inte/riorite/, dans ce voyage de la gestation, dans ce voyage que font les continents, les mers, les neiges, 49 les glaces, les nuages, l'atmosphe\re, dans les pense/es, sous les paupie\res ou\, les yeux a\ demi ferme/s, on imagine le dedans et on recre/e le monde dans des re^ves ou\ notre a^me nous parle de vie dans le rougeoiement du corps rapproche/ par ces illumina- tions dont l'e/clat suffit peut-e^tre a\ expliquer la progressive visibilite/ de l'invisible dans la spiritualite/, dans la conscience. Pendant quelques jours, elle reste couche/e. Elle a mal au ventre. Elle a peur. IX. L'AQUARIUM FANTO^ME Edma, le lendemain, rend visite a\ une amie, dans un hameau dont les verrie\res sanguines annoncent l'autre rive, la rue des Valle/es. Et dans cette ne/bulosite/ vitre/e, Edma, apre\s avoir pousse/ la porte coche\re, monte au quatrie\me e/tage, retrouve la lumie\re de l'autre co^te/ du lac, les nuages nacre/s, cette lumie\re du lointain, cette lumie\re a\ peine de/grade/e, au centre de l'ombre. Dorothe/e est assise dans un recoin de la pie\ce e/toile/e de glaces multico- lores. Les marbrures de la pa^te de verre, les rubans de verre file/ des miroirs et des vitraux font valoir la clarte/ surnaturelle ou\ les deux yeux qui regardent Edma semblent l'hypnotiser comme si, dans cette superposition de couches translucides, ils ajoutaient la couche noire de leurs pupilles. --- C'est toi Edma ? Edma continue d'entrer dans le salon magne/tique. --- Cette pie\ce est si aveuglante..., se plaint Do- rothe/e. Je te reconnais mal avec tout ce contre-jour. Edma se sent prise par les tiges blanches, par les renflements du verre souffle/ dont les lueurs, un peu partout dans la pie\ce, ondulent, spectrales, masses de cristal, cabochons de nuit, Alpes de lune, obsession de la me\re, roches lunaires taille/es en facettes, plantes d'appartement ve/ne/neuses, rubis de sang coagule/ du paysage fantastique de l'inte/rieur bour- geois ou\ quelque chose plane, quelque chose d'e/touf- fant, d'irrespirable comme si le souffle de la mort s'e/tait substitue/ au souffle de la vie, comme si un cadavre avait encore une haleine, dans la lividite/ de 51 cet apre\s-midi ou\ les visages ne sont plus que des ombres, ou\ les cheveux bruns e/claire/s par le soleil de la mort, par les fene^tres a\ petits carreaux, deviennent des cheveux blancs dans l'e/clairage qui, au milieu des ossements et des cra^nes de la vitrification de la lumie^re hivernale, vieillit brutalement les deux jeunes femmes dans la grande pie\ce au mobilier de grotte ou\, au fond des fourrures de renard et des peaux de che\vre, brille le brouillard entoure/ de bois de cerf par tous ces miroirs encadre/s qui le refle\tent sur les murs. << A quoi bon imaginer les manoirs, les serres, les volie\res des feux du sang ? " se dit Edma tremblante de fie\vre. --- Tu veux du the/? --- Non merci. Je pre/fe/rerais un chocolat chaud. Dorothe/e, accompagne-moi, un jour, chez les anti- quaires ou\ on trouve encore du mobilier " Neptune", du mobilier des i^les, des meubles aux pie\tements en forme de poisson, des lits recouverts de coquillages. Je voudrais, pour meubler la chambre d'enfant, un de/cor marin : donner a\ mon fils ou a\ ma fille l'impression d'e^tre au fond de la mer. --- Tu attends un enfant? --- Tu ne le vois pas? --- On se voit a\ peine avec toute cette lumie\re qui e/blouit... L'hiver semble agrandir encore les baies du salon verrier, la cristallerie de vapeurs, la soufflure du sang, les floride/es de ciel, les cristaux dont l'or, comme des langues, triture les yeux des deux femmes. --- C#a fait mal aux yeux, ce jour. --- Tu veux que je ferme les volets ? 52 Sur les vitrines luisent les rouges nuageux qui brouillent la transparence. --- Es-tu heureuse, Edma ? --- Je ne sais pas... Brode/e d'or par les jeux de la lumie\re la robe d'Edma e/tincelle entre les colonnes fleurdelise/es de l'aveuglement dont, autour du salon, les corridors sans fin ne me\nent qu'a\ de l'inconnu, qu'a\ la brise du large qui, au-dela\ des lacs et des fleuves, remue des mers et des oce/ans de sang dans ce cerveau ou\ l'inconscient devient rouge. Edma, enferme/e dans ses pense/es constelle/es d'un bleu e/cumeux comme les vagues, s'embarque de nouveau pour l'autre co^te/ d'elle-me^me, pour ce de/doublement d'elle-me^me, pour ces i^les, pour les lieux de son corps, pour le gou^t de la joie qu'elle imagine connai^tre un jour quand elle se sera de/pouil- le/e, quand l'amour aura pu dissiper la haine, quand la jeune femme sera parvenue plus loin, beaucoup plus loin que le de/sir, quand elle sera arrive/e a\ l'autre, qu'elle sera la\-bas. --- Je ne voulais pas d'enfant... Je n'e/tais pas pre^te, confie-t-elle avec un souffle saccade/. --- Tu peux te faire avorter. --- Je n'ose pas... La mort, la vie... C'est une responsabilite/ e/crasante : quoi qu'on choisisse... --- Et lui ? --- L'enfant ? --- Non. Le pe\re. --- Il ne laisse de moi que du visqueux, que du glauque dans cette relation ; je m'enfonce en lui comme dans ma propre boue, sans pouvoir lui 53 re/sister, je n'arrive plus a\ m'arre^ter... Il m'e/treint avec une sorte de pre/me/ditation... Les yeux de Dorothe/e livre/s aux remous rouge sang de son amie descendent au fond de la posse/de/e. Et peut-e^tre dans les te/ne\bres l'enfer est-il trop profond pour rougeoyer tout entier, pour e^tre de/crit par des aveux, par des accusations ? Peut-e^tre inter- dit-il toute consolation, toute complicite/, tout ce qui mettrait un terme a\ la solitude brumeuse, de/lirante, comme si rien ne devait rompre le mouvement qui disjoint nos os et nous tire vers le fond ou\ ce qui parle n'est pas encore des phrases, est encore fluide, mou comme de la graisse, comme des organes, comme du tissu adipeux, comme un cruel appe/tit de sang, de fie\vre et de souffrance, de/mon ou\ le rouge vermeil, le passage des globules rouges dans les arte\res scintillent dans la teinte violace/e du sang entrant dans le syste\me nerveux ou\ la pense/e enrichie d'oxyge\ne au contact des poumons respire l'enve- loppe se/reuse des visce\res, les veines bleute/es de la peau, le de/bit sanguin, le rouge fonce/ veineux, moites de muqueuses et de membranes, dans les douleurs qui, chaque fois, au bout d'un effort violent comme une crise, s'e/vertuent a\ e/carter la mort, a\ e/carter l'angoisse, le souvenir de ces espaces encore plus biologiques que psychiques qui nous consument ? Est-ce a\ ce lieu provisoire ou\ elle e/tait encore une autre en me^me temps qu'elle e/tait de/ja\ elle-me^me, ou\ elle e/tait encore cette femme qu'e/tait sa me\re et de/ja\ cette fille qui serait une femme qu'Edma cherche a\ revenir ? Est-ce a\ cette lique/faction des structures solides, a\ cet e/clatement des limites de la me/moire, a\ cet e/clatement des limites de la conscience et de la 54 sensibilite/, a\ cette e/volution inverse/e, rubescente ou\ la lucidite/ re/gresse, retourne a\ la translucidite/ aquati- que, nous permet de voir l'exte/rieur a\ travers l'inte/rieur, au de/but de notre cerveau, et de nager au milieu du liquide amniotique, encore loin des autres, encore tout pre\s de la me\re ? Les fac#ades se sont obscurcies. Leur beige est gris plombe/. Dorothe/e sert le chocolat. --- J'ai achete/ une maison dans le Calvados, a\ Noire-Nuit, pre\s de Vire. --- Il va encore pleuvoir... Edma appuie la te^te sur le monogramme brode/ de la te^tie\re blanche. --- Je suis fatigue/e... Et j'en ai encore pour cinq mois. Cinq mois a\ me trai^ner, a\ me sentir lourde... Edma, la petite Edma, plonge dans les lueurs opalescentes comme dans l'eau lumineuse d'un aqua- rium ou dans une sorte de corps vitriforme. --- Veux-tu que je te pre^te un parapluie pour rentrer ? --- Non, c'est tout pre\s, ce n'est pas la peine... --- Il pleut beaucoup, Edma, tu vas e^tre trempe/e. --- Je vais courir. --- Dans ton e/tat? Edma a couru. Elle a couru a\ toutes jambes, sous la pluie battante, elle a couru de toute la force de ses jambes, elle a couru me/chamment, joyeusement, joyeuse de presser fortement le sang dans les vais- seaux, joyeuse de briser la re/sistance des parois, de perdre du sang, elle e/tait su^re, elle commenc#ait a\ perdre du sang... 55 Evrard, dans la bibliothe\que, attend. La nuit tombe. Il attend son Edma prise parfois de cette rage de destruction, prise de cette rage d'inciser, d'e/ven- trer. Il attend sa femme. Il l'attend, confiant, tena- ce. . . X. LA SOUFFRANCE D'UN HOMME Il pleut sur le lac. La main d'Evrard tapote les veinages du che^ne passe/ a\ l'encaustique. Le brillant du bois massif re/fle/chit les livres. Si Edma ne rentre pas cette nuit, Evrard couchera tout habille/, se re/veillera toutes les heures pour aller guetter la jeune femme par la fene^tre. Les livres sont classe/s sur les e/tage\res par couleur, progressent du plus fonce/ au plus clair : fauve fonce/, brun rouge, lie-de-vin, rouge vineux, rouge sang, rouge cerise, jaune soufre, feuille morte, roux ardent, chair... Evrard peint en re^ve Edma, il s'abi^me dans des vertiges d'aquarelle, de papier, de pierre de fiel et de terre de Sienne bru\le/e, il l'imagine, il erre avec elle dans du violet de prune, dans du violet noir, dans du violet pense/e, dans l'e/carlate, dans ces couleurs e/corce d'arbre, bois de noyer, pourpres... Il est amoureux fou... Elle est la femme des tons rouges... Elle augmente la dose du sang dans les sensations. Il suit la de/composition du jour dans le corps qui happe le cre/puscule. Evrard ouvre un livre... Il essaie de lire... Les terrains vagues brillent de mares d'eau, les nuages approfon- dissent le ciel comme des escarpements et des ravins, au-dessus du paysage d'inondations, de tourbie\res, de marais ou\ les terres et l'eau ne sont presque plus se/pare/es, ou\ Edma s'est peut-e^tre enlise/e, s'est peut-e^tre noye/e dans ces landes d'ovaires gorge/es de sang, dans la nuit de ces esprits cache/s au fond du coeur, dans l'agitation des forces qui propulsent le sang vers la mort... 57 Loin du ciel ou\ le soleil se le\ve et se couche, Edma s'est peut-e^tre aventure/e sur le chemin dont on ne revient jamais... Et quand, vers minuit, elle regagne leur chambre et qu'elle entre dans la bi- bliothe\que ou\ Evrard, en train de l'attendre, marche dans le noir, a\ sa recherche, elle fixe sur lui un regard de morte. Evrard est pre^t a\ pleurer : << J'e/tais inquiet. >> Il la de/visage, se demandant si elle est humaine, si elle boit, si elle mange, si elle peut aimer, si elle peut e^tre me\re, si ce regard qu'elle fixe sur lui est le regard d'une femme. Edma a quitte/ le sentier qui longe le lac couvert de mouettes; elle a entrepris l'ascension de la montagne du fond des eaux, elle est alle/e la\-bas chercher le me/tal pre/cieux, les pierres pre/cieuses, l'or en poudre qui serviraient a\ la construction interdite. Elle dessine sans cesse les plans de la maison imaginaire, elle trace son amour insoluble, elle trace d'autres vies, elle re^ve matin et soir et elle construit, inlassable, et il lui manque toujours du marbre, du porphyre, elle de/barque du voilier du passeur qui sillonne le lac fou, l'oeil, l'oeil tant che/ri par Evrard, l'oeil si bleu, l'oeil du regard perdu dans le vague. Les yeux de la jeune femme myope mettent Evrard mal a\ l'aise. La pente est raide jusqu'au sommet de la montagne inte/rieure. Edma, sous l'eau, suffoque pour arriver en haut de cette montagne immerge/e et pour atteindre la vue, le tro^ne d'ou\ on observe, d'ou\ on a une vue sur tout le lieu brillant, sur tout l'e/clat, sur les sept zones dont on est reine, roi, au bout de cette escalade respiratoire, au bout du souffle, au 58 bout des pulsions terrifiantes. Les yeux sombres d'Edma s'enfoncent encore plus dans leur orbite. --- Qu'est-ce que tu as, Edma? Elle he/site sur la nature de ses sentiments, sur ces hallucinations, sur ces hantises ou\ l'eau ne cesse pas de couler, ou\ le sang ne cesse pas de couler par signes concentriques, par degre/s. --- Je ne sais pas ce que je cherche... Mais ce n'est pas toi... Ce n'est pas toi... Elle crie, sachant qu'elle ne peut pas vivre sans lui, qu'elle ne re/ussit pas a\ s'arracher a\ lui, qu'elle n'a pas encore assez de force, qu'elle n'est pas encore pre^te a\ se faire assez mal, a\ lui faire assez mal pour pouvoir se de/tacher de lui, le de/chirer, se libe/rer de lui qui la perd dans cette nuit du corps que refle\tent les yeux d'Edma rougis par le sang ou\ elle se de/fait. A l'extre/mite/ de ces solitudes, il n'y a plus de terre, il n'y a plus d'ouverture sur le monde exte/- rieur, que de l'eau et du ciel, on ne perc#oit plus rien. Le de/sespoir et la mort ro^dent a\ l'air libre dans le de/clin ou\ la ville cesse de se de/velopper, ou\ la ville redevient village, ou\ les champs de la campagne environnante redeviennent des steppes, ou\ l'he/te/ro- sexualite/ redevient homosexualite/, ou\ les maisons se ferment une a\ une, ou\ les gens s'en vont, ou\ la nuit gagne sur le jour, ou\ le re\gne de l'ombre efface les chemins, les routes, ou\ l'obscurite/ rend impraticables ce co^te/ de l'isolement et le dernier asile quand la chair bru^le, broie le noir roussa^tre, le noir d'os, la suie de la poitrine dont la calcination enserre le sang ou\ un peu de lumie\re tremble encore me^me ainsi, au 59 milieu du corps carbonise/ qui fonce encore ce brouillard noir ou\ on s'est retire/ en soi-me^me, ou\ on a tourne/ le dos au monde, ou\ on hait ce qu'on aime, ou\ on s'acharne, en haletant, a\ lace/rer, a\ desse/cher, a\ vider de sa vie le de/sir ou\, sinon, on risquerait de se dissoudre ; et le corps reste la\, crispe/ dans sa volonte/ de mort, dans la gangue qui lui colle a\ la peau, aux nerfs, aux yeux, il reste la\ comme un ultime re/sistant assie/ge/ par des forces barbares au sang vif, par cette fluidite/ des choses qui, si elles sortaient de nous, si elles e/taient exprime/es, inquie/teraient... --- Ce que j'ai pour toi est tre\s profond mais tu m'obliges a\ te le cacher, dit Evrard e/claire/ par des lueurs de/fensives et peut-e^tre noue/ par l'effroi qu'Ed- ma projette sur lui. Va-t-elle parler, va-t-elle reconnai^tre ce qu'elle e/prouve, le sait-elle ? Il l'aura. Il l'a de/ja\. Elle est a\ lui. Il le sait. Il la gardera. Elle n'a pas d'autre homme que lui. Il n'y a pas d'autre homme. Il est l'homme. Le seul. Il ne veut pas qu'un autre homme la touche. Il ne la laisserait pas... Il ne pourrait plus l'approcher... Il pre/fe/rerait la de/truire, se de/truire, lui crier qu'elle est fane/e, ride/e, jaunie, de/se/quilibre/e, qu'il ne la sup- porte plus... Il lui ferait mal... Il n'aurait pas de pitie/... Elle hurlerait... Elle pleurerait... Elle parti- rait... Elle voudrait mourir... Il ne la retiendrait pas... Il lui dirait : << Tu es libre... >> XI. LE VAMPIRE ROUGE Les espaces de/couverts la retiennent, la repren- nent. Le mois d'avril n'est pas assez froid pour faire rentrer Edma plus to^t. Elle tourne autour de la nuit, dans le vide, dans le creux, dans le malaise ou\ elle marche prostre/e, livre/e a\ la nuit ce/re/brale, a\ cette rumination, a\ cette envie. Et c'est toujours comme si Edma, dehors, e/tait encore dedans : Voit-elle la fontaine monumentale ? Les e/difices de style adminis- tratif qui occupent les angles ? Elle parcourt les rues noires avoisinant l'e/glise comme si c'e/tait toujours la nuit, cette nuit qu'elle ne voit pas et ou\ elle n'arrive pas a\ de/passer son impression de vide et ou\ elle de/ambule dans un de/dale imaginaire de passages sombres et sans air qui la rame\nent toujours a\ l'angoisse... Elle franchit des ponts qui n'existent plus, le pont de la Gre\ve, au-dessus du fleuve, elle suit des rues disparues comme la rue de la Vieille- Lanterne, elle marche dans les anciens noms des lieux, elle erre. Elle s'e/loigne, s'e/loigne, se/pare/e, tellement se/pare/e, tellement de/pressive dans cette ville qui ne semble pas se de/gager de l'hiver... Par e/clairs, la vie revient en elle, lui rend son be/be/, ce be/be/ a\ la sexualite/ de nourriture ou\ tout sera blanc, une cre\me de bulles, blanc de mousse de bouillie, blanc de grumeaux de yogourt, mon be/be/... Mon be/be/ lacte/ que j'aimerai tant savourer, mon be/be/ que je boirai comme un lait de chair. Elle prie, les larmes aux yeux, cannibale, et elle va au lac... Et la nuit, au bout de la presqu'i^le, le vent s'e/le\ve. Edma, au fond de l'obscurite/, se croit sur le 61 pont d'un bateau, en pleine mer. Parfois, elle se retourne, me/fiante, pour voir si personne ne la suit. Elle a l'habitude de courir ainsi les rues, la nuit, dans ces re/gions des spectres et des e/toiles ou\ elle et la solitude, dans un combat secret, a\ coups de griffes et de dents, s'acharnent longtemps l'une contre l'autre... Elle s'obstine a\ continuer de marcher, le vent souffle sur le lac, prend un peu du sang et du coeur d'Edma qui se sent souleve/e par cet enfer dont la pointe de vitesse peut atteindre plus de quatre-vingts kilome\tres a\ l'heure et peut arracher les clo^tures dans la de/tresse ou\ Edma voit ses de/sirs change/s en loups et ou\, incapable de parler quand elle rentre ensuite si tard chez elle, elle re/veille avec une sorte de hurlement silencieux de toute sa chair Evrard qui, en l'atten- dant, s'e/tait endormi sur le divan de la bibliothe\que devant la fene^tre reste/e ouverte malgre/ le vent et le froid. --- Viens. Chuchote-t-il alors en attirant la femme grelottante contre lui. Comment le distinguer d'elle-me^me? Elle est en perdition pre\s de cet homme dont elle ne peut pas se passer, elle vole en e/clats, reste seule, seule, lui tournant le dos et que^tant, dans la vacuite/, l'aube, sa libe/ration, la fin de l'e/carte\lement, la force d'attaquer Evrard jusqu'a\ l'effacer, jusqu'a\ le vider de sens, jusqu'a\ le nier tout en se cramponnant a\ lui et tout en ge/missant: --- Ne me quitte pas. Dans la de/solation de tout l'e^tre d'une femme qui 62 ne parvient plus a\ se former une image de l'autre, une image de cet homme dont elle agrippe de/sespe/re/- ment la main sans arriver, dans son de/sert mental, a\ penser a\ Evrard, a\ se le repre/senter, a\ distinguer quelqu'un, a\ se distinguer elle-me^me dans ces senti- ments en de/route, dans cette insidieuse perte de la perception des autres et de soi, dans cette sorte d'envou^tement, dans cette phase aigue% de la nuit des silhouettes et des visages ou\, loin de la lumie\re, le sang trouve de quoi se de/monter, se lace/rer, se bru^ler, sans que jamais la vie ni la mort n'osent se rencontrer ni se disjoindre. Qu'atteint-elle alors de l'homme qui l'aime par jets de sperme, par contrac- tions convulsives, dans les fureurs, dans les mucosite/s vulvaires ou\ il lance ces saccades qu'elle absorbe, jamais rassasie/e, dans cette fascination de la femme pour l'homme se/minal, pour cet homme qu'elle ne sera jamais, pour l'e/rection, pour l'e/jaculation qu'elle ne connai^tra jamais autrement que par son vagin, son clitoris de femme, qu'a\ la surface d'un homme ? Evrard lui caresse la poitrine, se frotte contre son corps qui sursaute a\ peine sous la langue qui, passant ainsi au travers de la chemise de nuit de satin, au travers d'Edma, au travers de sa peau ae/rienne, dans la chambre, gonfle la pa^leur lunaire des deux gros seins comme des voiles de mousseline ou de cre^pe de Chine remue/s par le vent de cette nuit ou\ elle soupire a\ peine comme si, me^me dans la volupte/, elle re/sistait, ne/gative, destructrice. . . Evrard, les yeux en feu, le\che les deux bouts de sein de cette femme a\ la fois chaude et absente, il sent sa vue s'obscurcir, il la suce, la mordille, glisse en elle, la congestionne, appuie sur le clitoris en re/ite/rant ces frottements 63 haletants dans la chair e/rectile dont les cuisses s'e/cartent pour qu'il s'introduise, pour qu'il froisse la vulve, pour qu'il se renverse contre les plis de la muqueuse rouge vermeil, pour qu'il frappe le col de l'ute/rus, pour qu'il contracte cette femme de haut en bas avec le gland, avec la grosseur de son pe/nis qu'il presse rageusement en progressant en elle, en serpen- tant dans la longueur du vagin, dans l'odeur pe/ne/- trante, dans la dilatation qu'il distend, qu'il secoue, qu'elle mouille, qu'elle lui offre enfin excite/e par les veines du testicule, par les rugosite/s de la glande de l'homme, par les papilles nerveuses qui montent en elle par bouffe/es, dans l'e/treinte, dans le bien-e^tre, dans la lubrification ou\ son propre sang retourne dans la circulation du sang de l'autre qui palpite, continue de raidir, de se tume/fier dans la fente qui le de/veloppe, qui le serre, qui commence a\ chercher a\ le retenir, a\ le garder longtemps en elle, longtemps dans cette irradiation de la sensibilite/, toute la nuit, et a\ soudain l'aimer, aimer le laisser la comprimer, la pousser et il traverse comme s'il le de/chirait le canal dont il e/chauffe les parois par la re/pe/tition de ses mouvements d'entre/e et de sortie dans cette profon- deur e/lastique, dans la source de plaisir ou\ son bassin s'emporte, oscille dans la femme nue qui se contor- sionne sous lui, primitive, dans ses bras... Il l'attend. Il lui permet de se fondre, de s'humecter de pore en pore lentement en lui, il souffle en elle, il la me/tamorphose, il se vaporise, il sent qu'elle se met a\ le boire par tous les gestes de sa peau fine et douce qui trempe en lui, qui s'irrigue, elle n'a plus une seule ride, plus une seule ridule, elle se de/tend, elle s'arrondit, elle est plus lisse, plus jeune, encore plus 64 veloute/e, encore plus duveteuse, encore plus belle, il aime e^tre attentif a\ elle, prolonger la transmission du de/sir, la transmission de la respiration, donner le temps a\ cette femme toujours virginale de prendre racine dans l'homme, de profiter de lui, il se retient... Il se muscle... Il se durcit... Il se tend vers elle, vers ces enchai^nements sans fin dans lesquels en se tortillant elle va de soupir en ge/missement, elle coule sous forme de rivie\re de mucus, elle pousse sous forme d'arbre de veines. << Tu es pleine... >>, murmure- t-il. Elle est gra^ce a\ lui pleine de sang e/lectrique, pleine d'une vie, de leur vie qui court en elle, en lui. Les mains d'Evrard deviennent un flot chaud qui triture Edma, grossit encore le volume de ses seins fermes et cambre ses reins d'ou\ s'e/panchent les petits cris qu'il force Edma a\ re/pandre comme de cascades de sensualite/ dans cet incessant travail de l'amour qui de/molit les inhibitions, les angoisses et elle se laisse e/branler par le courant nerveux qui mugit en elle pendant que la langue, le pe/nis, les doigts de cet homme, comme des ruisseaux, s'insinuent avec te/naci- te/, presque avec sadisme, dans les fentes de toute sa femme ouverte ou\ le sperme retarde/ se ramifie en filets de feu, s'e/goutte en gouttelettes de lumie\re qui illuminent la chair ou\ il entre comme une se\ve qui renouvelle a\ l'infini l'e/nergie, le corps, avant e de/border, d'e/cumer, de bondir, torrentiel, au fond e la dernie\re convulsion. XII. LA ROUGEUR NOIRE DE LA LUNE Elle ro^de dans les rues. Elle se re/fugie dans une niche en forme de coquille ou\ luit la vasque d'une fontaine sous le perron d'une villa dont les terrasses, les salons de verdure, les salons de bains, les dryades, les satyres descendent jusqu'a\ la rive ou\ Edma est venue chercher l'impression de respirer le vent du large. Neiges... Rochers d'or... Vagues de glace... Vertiges, averses de sensations montagneuses. Edma s'extrait de l'enlacement pour s'e/lancer dans les gouttes de brouillard, dans cet embrun, dans les feuilles des futaies qui reforment une e/treinte ve/ge/- tale ou\, toute la journe/e, dans les fourre/s, dans les taillis de la banlieue boise/e, elle erre en elle-me^me, abandonne/e a\ cette broussaille ou\ elle a l'habitude, en bottes et en cire/, de faire sa promenade, dans le crachin qui tombe presque tous les jours sur le lac, et d'imaginer qu'elle est libre de partir, qu'elle est seule. La masse d'un mur de jaspe sanguin e/claire l'interminable couloir dans ces liens que, du dehors, on appelle l'amour mais que, du dedans, a\ des me\tres de profondeur, dans cette sorte de chambre enterre/e, on subit comme son enfer ou\ celui qui vous attache ainsi a\ lui vous e/trangle, vous serre trop fort, vous oblige a\ chercher a\ le mordre, a\ le griffer, a\ le blesser, a\ descendre toujours plus bas pour desserrer le noeud, pour de/naturer le sentiment, pour mode/rer ces pentes du glacier inte/rieur, cette passion, pour abre/ger cette chute souterraine d'ou\ on entrevoit de/ja\ le monde des morts, dont le rouge e/clatant, les grottes, les mouchetures rouge sombre pe\sent dans 66 les yeux, dans l'esprit quand on n'est plus qu'un objet, que l'objet de son propre corps essouffle/ par la peur. Et d'une marche mal assure/e, on avance tanto^t sur le versant du masochisme, tanto^t sur le versant du sadisme, on ne monte jamais que pour redescendre dans cette nuit glissante comme les lacets d'un sentier verglace/ au fin fond de nous-me^mes, dans l'e/troitesse inflammatoire des gorges, dans des stalactites he/mor- ragiques, dans cette souffrance, dans ce souffle he/risse/ d'aiguilles et bleui d'ecchymoses, dans la se/rosite/ des entrailles ou\ la haine nous ensevelit, nous empe^che d'avaler, nous pique le pharynx, ou\ elle interdit a\ la vie de parler, ou\ nous e/touffons dans cette prison ou\ nous donnons des coups de poing, nous donnons des coups de pied a\ notre double, dans notre rage de nous de/truire, de de/truire la violence possessive, exclusive qui transgresse ce qui, dans le mariage, dans la paternite/, dans la maternite/, dans la famille, cherche a\ la symboliser, a\ la le/gitimer, a\ la socialiser, a\ la mai^triser par des rites, par des lois qui ne nous seront jamais d'aucun secours tant que vibreront les hommes et les femmes face a\ face, ces couples flamboyants de l'attraction et de la re/pulsion, tant que leur animalite/ sera plus ensoleille/e par le sang que par le ciel, au de/bouche/ de l'ute/rus dilate/ par la reproduction de la vie humaine, pour la conservation de l'espe\ce, au de/bouche/ du vagin malle/able, extensible comme l'or, au-dela\ des bouil- lons du sang, au-dela\ de nos impulsions infe/rieures, au-dela\ de l'e/clatement veineux, arte/riel, capillaire, au-dela\ de nos blessures cristallise/es en opale de feu, en rubis, aux doigts, aux oreilles, au cou ou\ la fiance/e, la mai^tresse porte ces bagues, ces colliers, ces 67 anneaux e/carlates, ces bijoux de sang comme la fide/lite/ qui la paillette, qui fait d'elle cette vulve sublime/e par le pe/nis de l'homme amoureux qui de/sire une femme, sa femme, plus que toute autre au monde, dans ces te/ne\bres des fibres du corps, dans les racines des nerfs, dans les me/ninges, dans la moelle de cette nuit cellulaire, filamenteuse de la vie borne/e par la mort, dans la poitrine et dans la trache/e arte\re ou\ le temps provoque des acce\s de suffocation, nous comprime comme l'obstacle qui, peu a\ peu, nous obstrue les bronches, nous obse\de, nous mine pendant les mouvements ou\ on essaie de de/glutir l'angoisse. L'ombre troue le quartz et le saphir, le mobilier de la pie\ce mine/rale, les concre/tions de calcite rose/ ou\ semblent s'e^tre de/pose/s la boue et le sable du fond du lac dont les vagues remuent sans cesse dans les yeux qu'Edma prome\ne sur l'eau de cette progressive noyade psychique, dans le de/clin de la lumie^re et des teintes de l'imaginaire. Edma entre dans l'humidite/ tropicale des serres parfume/es de terre ou\ grimpe, ou\ rampe le rouge ve/ne/neux d'un sang e/clate/ en pe/tales, en touffes de peur dont les feuilles tigre/es pointent leurs dards, leurs scies, leurs e/pines qui, par mo- ments, e/mettent une sorte de vert acide, sonore comme un claquement de ma^choires de chlorophylle au milieu des fouge\res et des gerbes aux tiges accroche/es aux vapeurs, aux bambous pointille/s par les boutons de corail des fleurs des grenadiers dans cette Afrique rouge du sang dont les couloirs encore plus resserre/s par les philodendrons obligent Edma a\ tituber, a\ mordre, a\ chercher a\ sortir de ces mare/- cages de pistils et d'e/tamines pulve/rulents qui parais- 68 sent poudrer de leur saignement floral toute cette atmosphe\re des poisons inte/rieurs ou\ fleurissent les racines pourpre/es, poilues de moiteur et de male/fices qui dirigent Edma vers cette luminosite/ du cloaque qui l'appelle du fond d'elle-me^me vers lui, toujours vers lui, cet homme qu'elle hait avec amour et qui, malgre/ elle, fait d'elle une femme qui peut entrai^ner la mort par voie veineuse, une femme mangeuse d'hommes et d'enfants, une femme requin aux pen- se/es carnassie\res, aux ondulations fluviatiles, une femme dont le sang est mortel tant que la pourchasse l'angoisse comme une chienne de mer, comme une be^te de proie dont les dents sont des limes, dont les visce\res sont une gueule aux ma^choires de/veloppe/es pour broyer dans un oce/an de souffrance ou\ des gestes de/sordonne/s e/mergent de la mort comme un de/sir e/perdu de tendresse, comme la haine et la folie qui obligeraient cette femme a\ tuer celui qu'elle redoute le plus de perdre quand Edma, les yeux e/gare/s, chavire dans une tourmente de sang, dans un brusque hiver, dans cette sensation de s'engouffrer dans la pluie battante, dans le vent noir ou\ Evrard a e/teint la lumie\re, ou\ il s'est endormi a\ co^te/ d'Edma, ou\ le lac e/claire le lit par la fene^tre, ou\ les oreilles d'Edma bourdonnent comme si elle entendait la toiture tressaillir, les tuiles voler, les vitres se briser dans la migraine qui, apre\s l'amour, la pre/cipite ainsi du paradis en enfer, redouble de violence, de/racine, arrache tout, emporte la terre dans la solitude du sang qui, aux tempes d'Edma, soule\ve des visions de/chai^ne/es, cardiaques, intestinales, des isthmes, des divagations ou\ souffle avec rage le rougeoiement des grandes mare/es du sang dans les douleurs ou\, 69 abandonne/e par le sommeil, cette tempe^te insomnia- que, cette femme victime d'elle-me^me, cette i^le de sang se met parfois a\ cogner de ses poings nerveux son ventre comme si elle oubliait qu'y grandissait, qu'y grossissait un enfant et que, si elle savait aimer, elle ne serait plus jamais seule, plus jamais livre/e au refus de la vie qui ne nous prote\ge que si on la prote\ge mais qui, si on la de/vore, nous de/vore ainsi, jusqu'a\ l'os, jusqu'au sang. << Quand est-ce que cette nuit va finir ? Oh ! quand va-t-elle finir?...>> Fuir cet homme ? Fuir Evrard ?... Mais il faudrait fuir son enfant... Ce n'est plus possible... Il est le pe\re. A jamais, il sera le pe\re de ce qui se forme, la\, en elle, au milieu de sa chair... Car cet homme et cette femme, quelque part, a\ travers leur enfant, sont de la me^me chair, sont ensemble dans la chair de cet enfant qui, plus que l'amour, les lie l'un a\ l'autre a\ jamais... XIII. DESORDRE Rue de l'impossible, rue du perdu, rue de l'imagi- naire gonfle/e par la nostalgie comme une rivie\re par les pluies, rue des inondations de la me/moire, rue des e/crevisses, rue poissonneuse, rue des crocodiles ou\ la pense/e glisse a\ reculons, s'introduit dans les tourbil- lons noirs ou\, de plus en plus souvent, Edma revient pour atteindre l'e/motion qu'elle ressent de\s qu'elle revoit les premie\res villas enfouies dans les sapins de la rue des Valle/es borde/e par la rivie\re au creux de cette nuit perpe/tuelle qui tente cette femme et concentre en elle la banlieue qu'elle explore en re^ve pour approcher quelque chose de ce site plus profond qu'aucun puits ou\ Edma reconnai^t le labyrinthe, l'ombre des entrailles, les fosse/s insondables de la peur ; elle erre en esprit dans ce pays sanguin, entre les veines, les capillaires, pendant qu'elle re/fle/chit jusqu'a\ asse/cher les pense/es qui la trempent dans sa chambre ou\, terrasse/e par la fatigue, elle divague, allonge/e, stagnante comme des eaux, sous les couver- tures, toute la journe/e, car elle ne peut alors me^me plus sortir, elle grelotte, elle voudrait se confier a\ quelqu'un, lui dire son mal, sa fie\vre, se de/verser, se de/charger de tout le feu qui coule en elle mais on lui re/pondrait qu'elle est enceinte, on l'identifierait de nouveau a\ cette femme qu'elle ne supporte pas d'e^tre, qu'elle cherche a\ ouvrir, a\ de/passer, a\ e/parpil- ler en de/sirs, en impulsions, et elle se ronge, tendue sur le foetus qui l'emprisonne dans le corps alors que la spiritualite/ a besoin de voyager dans l'infini pour s'affranchir de toute peur, de toute retenue, et pour 71 vaincre l'angoisse qui, sinon, nous re/duit a\ des sympto^mes, a\ ces pulsations, a\ ces syncopes, a\ ces palpitations de la respiration qui s'affole, qui s'inhibe, qui cherche a\ introduire l'air me^me dans les veines ou\, pourtant, s'il y entrait, il nous tuerait, ou\ nos contractions chassent notre sang dans le souffle entrecoupe/, e/perdu avec lequel on essaie de respirer, avec lequel on fait entendre cette sorte de parole des poumons, ce frottement du sang contre les parois des vaisseaux, comme si, en nous, ne parlaient plus que des ra^les, que des onde/es sombres ou\ s'acce/le/rait notre coeur ou\ la mort pe/ne/trait. On surveille de/ja\ les indices, on de/ce\le les signes avant-coureurs dont le galop souffle dans notre poitrine serre/e par la graduelle dilatation de la nuit circulatoire, par l'insufflation douloureuse qui ame\ne le mal qu'on pressent et on vit continuellement recroqueville/, essouffle/. . . ... sur ce me^me continent de la vie biologique ou\ le corps d'Edma, le corps de graisse, de muscles, d'os, de cartilages, devient deux corps, ou\ la femme devient me\re, ou\ la chair se distend assez pour donner place a\ un coeur qui n'est pas le sien, a\ un cerveau qui n'est pas le sien et pour loger sous la peau une autre peau, la peau ride/e d'un foetus, contenir, au centre des visce\res, d'autres visce\res d'ou\ sortent les spirales du cordon ombilical et ajouter aux battements du sang d'autres battements qui le prolon- gent dans ce pied, dans cette main qui s'e/bauchent et dans ce sang qui ne coule plus dans ses propres veines mais coule dans d'autres veines ou\, membra- neuse, cartilagineuse, osseuse, rouge, foetale, la vie, avant la naissance, e/volue, devient viable, se commu- 72 nique a\ la me\re dans la chaleur du soleil et la chaleur inte/rieure de la terre, au hasard des rues, des chemins astronomiques, ge/ologiques ou\ est ae/re/ le foetus love/ encore au sein de l'air qu'Edma aspire, inspire dans ces exercices pulmonaires, dans ces promenades quotidiennes ou\ la jeune femme se pre/pare a\ accoucher. XIV. DEHORS ET DEDANS Elle parle a\ Evrard. Tout cela, biento^t, sera tellement de/risoire, tellement de/risoires tous ces sentiments, la maternite/, la paternite/, la vie humaine, le langage, les mots, nos pense/es, c#a ne comptera plus, le corps comptera moins que les laboratoires de recherche et d'expe/rimentation, que les banques de sperme et d'ovules contro^le/es par l'Etat. Elle a lu un article dans le journal sur des expe/riences de la biologie, sur la conge/lation du sperme et des oeufs, sur le pouvoir des ge/ne/ticiens qui re/ussiront un jour a\ produire, dans des bocaux, des se/ries d'enfants sans pe\re et sans me\re que l'Etat s'approprierait, utilise- rait. Les chercheurs pensent aussi a\ se/lectionner les semences et les me\res receveuses pour former une e/lite, une sorte de race supe/rieure. Dans un autre journal, le journaliste e/crivait que la science pourrait mettre au point certaines greffes, la fabrication d'une race de sous-hommes, moitie/ humains, moitie/ ani- maux, une race de travailleurs << adapte/s". Plus que jamais une femme risque d'e^tre morcele/e et sa fe/condite/ de de/ge/ne/rer en une maternite/ mercenaire. La science de/sormais peut diviser la maternite/ en trois femmes distinctes dont le nouveau- ne/ sera a\ la fois l'enfant: en une me\re ge/ne/tique, l'ovule ; une me\re biologique, l'ute/rus porteur ; une me\re adoptive, celle qui pourra acheter son enfant a\ un laboratoire. Va-t-il alors disparai^tre l'esprit qui, de\s l'origine, tisse le lien d'amour et de me/moire 74 dans le cerveau et dans le corps de la me\re et du petit ou\, l'un dans l'autre, l'humain adulte et l'hu- main embryonnaire se de/veloppent, entendent, sen- tent organiquement, charnellement, la vie ? Mais Evrard l'embrasse et elle se laisse glisser dans l'intonation rassurante de cette voix de tendresse et de baisers qui e/carte le futur... De plus en plus interne, psychique, subjective, la rue, au rythme de ces de/tours, se resserre, initie peu a\ peu Edma a\ l'enfant qui doit vivre, a\ ces champs boursoufle/s de se\ve auxquels, au-dela\ de Melun, d'Arpajon ou d'Etampes, conduisent des routes de/- partementales, l'envie de sortir de ce re/tre/cissement et de nai^tre... Inlassables, les yeux d'Edma s'e/garent, non loin du barrage, dans les spirales, dans l'asyme/trie de l'au- berge des Vives Eaux qui domine de ses chemine/es, de son campanile, de ses loggias, de ses toits coniques les maisons de campagne isole/es dans les hauts et dans les landes tapisse/es de bruye\res sur la rive gauche de la Seine. Edma admire, en face, le cha^teau de Bel Ombre comme devaient l'admirer au dix-neuvie\me sie\cle les voyageurs du bateau a\ vapeur qui passait devant cette ge/ome/trie de ponts et de terrasses suspendus au-dessus d'un parc de ne/nuphars, de bambous et de roseaux ou\ Edma continue sa promenade dans les ondulations de l'eau, dans les tourelles ou\ rampent des gouttie\res, des tuyaux, des tiges, dans les chambres du flot de fonte de/core/es 75 d'hippocampes, dans les villas soutenues par des pilotis me/talliques ou\ le fleuve, les lacs, les rivie\res sont stylise/s par le ge/nie extravagant, visionnaire d'un architecte. Les yeux de la touriste remontent les verticales, les balustrades de fer sans avoir besoin des entre/es principales ou des entre/es de service pour surprendre le confort bourgeois des heureux proprie/- taires de ces e/difices tarabiscote/s construits cent ans plus to^t. Le lendemain, Evrard est arre^te/ sur le seuil de la porte de la bibliothe\que par la beaute/ d'Edma dont le profil est entoure/ d'une zone de jour que bleuit la chevelure brune et rousse longuement peigne/e. La jeune femme, la le\vre laiteuse d'or, sourit devant la fene^tre. Un trait de lumie\re plus que les cheveux eux-me^mes dessine cette clarte/ e/mise par l'i^le du lac que l'homme aime tant respirer en enfonc#ant le nez, la bouch, les yeux dans la coiffure bouffante, humide. --- Tu n'es pas sortie aujourd'hui? --- Je vais sortir. C'est toi? Croyant s'approcher de lui, elle s'approche des te/ne\bres. Elle l'observe de ses yeux noirs qui peuvent boire le sang comme s'ils e/taient des le\vres et, par les succions du vampire, prendre la vie. Il se sent mal a\ l'aise. Il est toujours mal a\ l'aise devant Edma, devant cette fe/erie d'un esprit de l'eau, devant cette habitante du flot verda^tre, devant cette fille d'une me^re et d'un pe\re aquatiques, devant cet e^tre amphibie, cette Me/lusine, cette femme aux ve^tements toujours mouille/s, il a parfois presque peur d'elle, de 76 l'intimite/ qu'elle l'invite d'une voix d'ondine a\ parta- ger avec elle, au secret de la nuit, a\ l'heure de la sortie des vampires, a\ l'heure de la soif de sang, a\ l'heure de la chute dans le sommeil, il a peur de ne plus bien savoir qui il est, quand il s'aventure vers elle, vers le de/sordre de signes, d'images. Borborygmes, onomatope/es, cris, mots sans suite, langue rougie de paroles buveuses de sang rouge avant que s'e/purent ce rouge visce/ral, cette tonalite/ carverneuse, avant la volonte/ et le sens... ... avant qu'Evrard et Edma se comprennent, quand, porte/es par une force indomptable, les images deviennent concepts et quand la couleur devient ligne, quand le chaos invente son ordre, quand l'e/paisseur s'aplatit, quand l'affirmation l'emporte sur l'he/sitation et que, peu a\ peu, dans l'appartement rouge, l'espace se construit par plaques de calme, par touches qui tamisent la turbulence rouge vif, quand le corps comme les cent me\tres carre/s de ces quatre pie\ces est un abri et que les organes sont comme les meubles, comme le fauteuil, comme le lit, comme la table qui servent d'appui aux muscles le long des murs et sous les fene^tres pendant la halte, pendant la paix fragile ou\ l'angoisse est tenue en e/chec, ou\ le corps, libe/re/ passage\rement de ses spectres, s'assoit, s'allonge, s'e/tire, fonctionne, re^ve dans la pense/e qui, se mettant peu a\ peu a\ le rassurer, lui donne enfin la vie. Alors, sur la pulve/risation et sur la de/sinte/gra- tion, ressort le coeur qui bat. Edma brille, brune et blonde, sous la couleur, sous les diagonales, sous les surfaces ou\, simplifie/e par le regard d'Evrard, elle se re/duit a\ cette silhouette de l'imaginaire, a\ cette fixite/ qu'obtient le de/sir a\ force 77 de chercher a\ retenir l'insaisissable, a\ force de sonder la profondeur... Pendant que, hors du couple, gicle, plus au nord, l'autre sang, le sang des faits divers des journaux, le sang de la mise\re, le sang des meurt-la-faim, le sang des cho^meurs. Les jeunes motards sur les buttes des terrains vagues jouent avec l'accident, avec la vitesse, avec la mort et se parlent a\ coups de couteaux. Deux de leurs amis, pour ne pas payer d'amende, se sont tue/s en sautant d'un train en marche, en direction de Paris, parce qu'ils n'avaient pas de billet et que le contro^leur e/tait entre/ dans le compartiment. Il y a ces e/treintes sordides et sanglantes des banlieues pauvres qui se referment sur les vies qui ne peuvent plus e/viter le drame. Le sang, agressif, primaire, se re/volte contre l'injustice. Le sang des taudis est en train de couler, encore enfantin, la\ ou\ le de/sir, de\s l'e/veil du sexe dans la chair, dans les nerfs de l'adolescent est de la haine, une haine de victime qui saigne pluto^t que de pleurer, pluto^t que de souffrir et se laisse tuer net et la jeune fille s'est jete/e par la fene^tre, son pe\re la brutalisait. Les enseignants, exaspe/re/s par cette violence des de/she/rite/s, abandon- nent leurs e/le\ves qui, livre/s a\ eux-me^mes, apprennent le crime, le de/sespoir et finissent par reconnai^tre leur me\re ou se trouver un chef dans la mort qu'ils cherchent. Mais ce n'est pas le me^me sang. Edma ne l'aperc#oit jamais dans le sang qui remplit de rouge toutes les surfaces qu'explore son cerveau bru^le/ par la peur. 78 Evrard devine qu'il doit la prote/ger, peut-e^tre la prote/ger d'elle-me^me, peut-e^tre se prote/ger d'elle, me^me s'il la de/finit avec le trait radieux qui la cerne, dans une sagesse qu'Evrard croit avoir acquise en vivant pre\s d'Edma, en regardant ces lueurs fauves repre/senter l'inexprimable ou\ Edma, sous les yeux de son futur mari, se de/forme comme des perspectives dans son monde mental dont, seuls, des plans fragmente/s permettent a\ Evrard de se sentir environ- ne/, aime/ par cette femme lointaine, dans une e/mo- tion ou\ l'a^me, au-dela\ des feux et des me/andres, arrive a\ se sche/matiser dans l'amour, a\ se confondre avec le corps dont le rayonnement abstrait, symboli- que, embrasse et caresse e/perdument cette alternance de l'esprit et de la chair dans la chambre d'entrailles, jour et nuit, et, de/visage/e, la jeune femme bouge. --- Je m'en vais. Edma s'est leve/e. --- Au revoir. Elle a claque/ la porte de la petite pie\ce octogonale. Edma, happe/e, descend, reprise par la pluie et par le froid qui, passant sous la porte coche\re, s'engouf- frent dans la gentilhommie\re transforme/e en im- meuble, montent vers les e/tages, vers les fumoirs, vers les boudoirs, vers les chambres de mai^tres en impre/gnant de leur odeur de brouillard, de bois moussu et de cre/puscule les moquettes rouges qui feutrent cette Essonne rustique, le bruit du vent, jusque dans les couloirs sur lesquels donnent les appartements de cette re/gion qu'entourent les abreu- voirs, les augettes, les poulaillers, les lavoirs de la 79 Brie, du Hurepoix, de la Beauce, le frai de poisson, la vase, le cresson des lacs. Courbe/e pour e/viter de sentir les courants d'air, Edma, dans la tempe^te, marche vers l'embarcade\re, de/passe la vieille ba^tisse ou\, au quatrie\me e/tage, Evrard et elle vivent depuis deux ans dans ces matie\res mine/rales, organiques que semblent produire leurs pressions, leurs caresses, leurs paroles comme si cet homme et cette femme serre/s l'un par l'autre e/taient de la vinasse ou\ fermentaient un se/rum acide, un de/versement gras ou\ les deux amants barbotaient, mace/raient dans des vapeurs toxiques enivrantes qui injectaient en eux en me^me temps cette sorte de pourrissement qu'Edma cherchait a\ fuir. Elle fuit le mou^t trop e/pais, les e/coulements du corps, la couche liquide de la chair lourde, le cheminement des pense/es, le jus, la solution chaude, l'action lente de l'intimite/ insoutenable, de ces fan- tasmes de possession ou\, sous l'excitation de la lumie\re, l'homme respire la femme que l'atmosphe\re pupillaire du printemps en train de renai^tre, de pre/parer l'e/te/, disperse dans les yeux d'Evrard ou\ Edma mu^rit, se colore comme un fruit sucre/, juteux dont il ne peut toucher les fibres et les cellules qu'en la gou^tant, qu'en prenant avec la langue, qu'en ma^chant, qu'en mangeant cette fleur carnivore, cette fleur linguale, ce sexe rampant vers le soleil pour se gorger de vie humaine, pour sentir l'autre couler comme du jaune d'oeuf jusqu'au fond de la gorge, pour laper, pour sucer l'e/le/vation de sa tempe/rature, le lait rouge gonfle/ de sang par cette confusion, par cette e/closion ou\ chacun redoute et re^ve de devenir un tube digestif comme un nourrisson te/tant le sein et 80 comme le veau est nourri par le sang de sa me\re en recevant le lait quand toutes les barrie\res, toutes les lignes de de/marcation sautent entre Edma et Evrard, quand ils se pressent ainsi dans la couche de balle d'avoine l'un contre l'autre dans les oreillers, sous la couette de duvet de poussin, quand, a\ force de tellement se respirer, s'e/couter, se regarder, ils ne savent plus qui contient l'autre, qui est contenu par l'autre dans le grand lit, dans la fusion ou\ les contraires disparaissent, ou\ on pourrait devenir fou, ou\ plus rien ne nous limite, ou\ on a peur de ne plus e^tre soi, tandis que cette arche/ologie psychique exhume les ble/s, les chaumes de l'absolu qu'on avait enterre/ au plus profond de nous-me^mes dans l'incons- cient, dans des instincts qu'on bloquait et que soudain une hypothe\se de/vorante de/livre et rend irre/pressible dans cette passion de palper, de colorer, d'imaginer. Edma fermera les yeux pour dire oui, oui a\ celui qui, si elle lui obe/it, la rassurera, a\ l'homme velu, a\ celui qui lui demandera d'e^tre une femme, a\ celui qui lui demandera de payer le prix, a\ celui qui lui demandera de s'incliner devant les lois, a\ celui qui lui demandera de re/pondre au juge, a\ celui qui lui demandera de renoncer a\ l'obscurite/ qui assombrit Edma d'une dissonance. Il la tient. Il commande. Elle n'a plus le droit de se de/doubler autrement que dans cet enfant et cette me\re que son corps fe/conde/ est en train de devenir malgre/ elle dans la biologie qui, dans sa sensualite/, - s'e/le\ve a\ un destin en la rendant responsable alors qu'Edma a encore si peur, alors qu'elle semble de plus en plus angoisse/e par la vie et la mort, alors que parfois elle voudrait voir ce flot qu'Evrard verse en 81 elle se jeter comme un fleuve, comme des eaux poissonneuses dans la mer de sang qu'elle bru^le en secret de re/pandre pour se soulager mais quelqu'un de/cide de son cas, fera d'elle sa femme, a un ascendant sur elle, la conseille avec autorite/ et apprend peu a\ peu a\ triompher des courants dans lesquels Edma tente de le de/se/quilibrer, de l'accom- pagner la\ ou\, derrie\re le visible, re\gne l'invisible, la\ ou\ le monde nocturne, occulte/, prend des reflets clairs, lumineux a\ ces prunelles de voyante dont le regard plonge dans le gouffre jusqu'a\ en e/clairer le fond qui, a\ mesure que la voyance descend, qu'elle s'enfonce dans la nuit du corps comme dans un caveau, parai^t de plus en plus hostile, de plus en plus interdit, de moins en moins normal... Le ululement perce l'obscurite/ du parc dont le mur tombe en ruine le long de la Grand-Rue de l'Eglise que suit Edma, la nuit, pour aller acheter des oeufs a\ la ferme ou\ le mobilier cire/ sent le miel, la se\ve de sapin, les braises, le lait bouilli, les bonbons d'hiver, les pa^tes pectorales, les gommes a\ la bergamote ou les autres douceurs pour la gorge que suce la fermie\re centenaire assise au chaud pre\s du poe^le a\ charbon, sous les poutres de la cuisine, dans ces dernie\res traces de la campagne qu'e/taient encore re/cemment les villes nouvelles, les cite/s-dortoirs qui s'e/tendent tout autour du village pre\s duquel, le matin, quelques kilome\tres plus loin, la lumie\re de la terre et des bourgeons voile/e de fouge\res ensoleille la salle de bains ouverte sur le lac, au fond des taches d'un rouge obscur ou\ la chair comme un feuillage 82 rouge de folioles, de pe/tales, d'e/tamines fleurit avant de se transformer en fruit, se ranime, vivifie/e par la tendresse que lui communique l'enfant qu'Evrard, se rapprochant de plus en plus d'Edma, attend, l'oreille colle/e au ventre de la femme enceinte. XV. PLUS LOIN Edma a e/te/ surprise par un rat, mais, a\ peine apparue, la grosse boule au pelage gris a disparu sous les gene^ts qu'Edma approfondissait de son regard enflamme/ par l'envie de boire ces vaguelettes, par ces galeries de l'analyse de la vision qui a induit la jeune femme en tentation comme si, au lieu de sortir du feuillage, le campagnol e/tait sorti des visce\res que rongeaient un remords intestinal, une douleur ner- veuse, a\ la pense/e de pulluler, de fouiller la veine, de s'en emplir, de la mordre, de la vider de son sang, de de/chirer, d'e/craser a\ pleines dents le muscle trop moelleux, pourvu que le de/sir rongeur jaillisse, ruisselle en elle, que cet homme la re/chauffe, se re/pande en saignant la\, toujours la\, en elle, qu'elle soit rassasie/e, qu'il soit de/truit comme si Evrard et Edma e/taient, lui, la face mai^trise/e et elle la face sauvage d'une cruaute/ dont il cachait, dont elle montrait la gicle/e ou\, pousse/s chacun par sa faim de l'autre, ils s'entre-de/truisaient comme des rats dans ce terrier sanguinolent surplombant le plaisir, la rougeur du sang que tanto^t l'oeil chassait de la vue, tanto^t il projetait, dans le but tanto^t de re/duire, tanto^t d'amplifier le crime. Et les yeux dilate/s, exorbite/s, elle descend jusqu'a\ la presqu'i^le au bout de laquelle elle s'assoit sur un banc pour mieux sentir le vent souffler et l'e/cume baigner les saules. Elle rencontre, la\, le lac comme elle rencontrerait quelqu'un, un e^tre qui prendrait chaque jour plus de place dans sa vie, dans cette vie qui se lique/fie en cette nappe d'eau ondule/e par le 84 noir ou\ celle qu'Edma vient voir, c'est peut-e^tre la mort, la mort comme des ombres encore parcourues de lumie\re par le soleil dans ce bercement de l'air et de l'eau ou\ Edma me/dite, de plus en plus loin d'elle-me^me, comme si elle n'avait peur que d'elle- me^me, que de ce qu'elle oserait si elle ne s'immobili- sait pas, si elle ne s'emprisonnait pas elle-me^me ainsi dans ce rouge pour qu'il noircisse, pour qu'il finisse, pour qu'elle cesse d'y penser, pour qu'elle renonce a\ ce regard sanguinaire qui s'impose a\ elle du dehors comme si elle ne voyait plus avec ses propres yeux mais avec des yeux e/trangers, comme si elle e/tait se/pare/e du reste de son corps et se/pare/e de sa douceur et appele/e a\ de/truire, a\ de/truire toujours plus fort, plus vite, a\ de/chiqueter plus fie/vreusement pour obtenir plus, toujours plus de sa proie et provoquer tout ce qui fait pleurer, crier, souffrir dans cette boulimie de nuit, dans cet appe/tit de de/chets, comme si les gens, loin de se distribuer dans l'espace, se concentraient en elle, les uns dans les autres, jusqu'a\ se fondre, jusqu'a\ n'e^tre plus que ce lac dont la surface semblait refle/ter la profondeur de nos abi^mes ou\ haine et peines, par-dela\ notre individuali- te/, nous sont communes a\ tous, dans chaque forme du silence qui nous renvoie quelque chose qu'on ne peut pas avouer, dans la convergence de ces vies satellites de l'angoisse comme Edma, Evrard, le foetus et comme ces figures toujours attache/es a\ l'obsession de la mort dans ces corps tournant autour d'un axe de peur dont ils sont de/pendants dans le progressif enveloppement qui ge/ne\re peu a\ peu une unique masse sombre, un seul personnage qui n'a plus de nom et qui, a\ l'inverse de la de/veloppe/e d'un cercle 85 ouvert et s'e/talant et devenant une droite ne limitant plus aucune surface, est l'a^me, et, a\ l'inverse des alignements du roman rectiligne, a\ l'inverse de l'e/nu- me/ration line/aire, reste courbe et ferme/ sur le domaine secret ou\, dans le ventre ute/rin, recom- mence la vie, a\ chaque ge/ne/ration, dans des limites de sang, d'eau, de sels mine/raux et de pulsations, dans cette re/volution de peau et de chair vivantes, dans ces grandes mare/es dessinant autour de la mort les volutes de l'affectivite/ destine/e par le coeur a\ vibrer sans arre^t dans un duel sans merci, dans cette re/alite/ inte/riorise/e jusqu'a\ la consomption progressive du myste\re de l'origine, jusqu'a\ la conception, jusqu'a\ l'impulsion, jusqu'a\ la propension au crime, jusqu'a\ cette tentation qu'Edma entend battre par moments dans ses veines au fond de la poitrine. Fatigue/e d'emprunter toujours des chemins isole/s, Edma quitte les joncs et les mare/cages et s'avance vers le quartier des H.L.M. Elle traverse les terrains vagues et monte sur un tertre d'ou\ elle voit passer en bas l'autoroute, cette autoroute ou\ aucun pie/ton ne pourrait marcher. Elle e/coute le vacarme du trafic, elle observe la vitesse, elle est e/tonne/e par les phares des motos allume/s en plein jour. Elle est incommo- de/e par l'odeur toxique qui s'e/le\ve de cette apoca- lypse de to^le, de be/ton, de fume/e, de gaz et d'essence. Edma se sent cerne/e, n'a plus envie de rien, n'a plus d'issue. Du printemps n'apparaissent que quelques arbustes en fleurs dans les alentours pollue/s ou\ la ve/ge/tation et la terre semblent avoir e/te/ emmure/es. Edma n'e/tait jamais venue ici. Elle n'avait 86 jamais vu le spectacle de l'autoroute qu'en voiture. Elle a peur... Son intuition plane, ro^de, flaire cette pre/cipitation implacable vers la fin, et se de/place dans la nuit, dans l'e/pais sang humain ou\ il faut lutter pour voir, lutter contre soi, contre les autres, ou\ voir est tragique alors qu'au-dessus des zones souterraines, intestines de l'e^tre, au niveau des zones plus e/clai- re/es, plus conscientes, tout fait semblant de re/pondre a\ notre besoin de tendresse, a\ nos illusions. Elle voit en lui un tueur, oui, un tueur, il l'assassine lentement, c'est cela, elle a peur de lui, oui, ou bien d'elle-me^me, elle a peur d'elle-me^me... Parfois elle l'observe. Elle pourrait le frapper, le frapper de toutes ses forces, supprimer l'obstacle et tout irait tre\s vite et, avant me^me qu'elle ait calcule/ les conse/quences de son acte, il serait trop tard, Evrard aurait cesse/ de vivre... XVI. CULPABILITE ET ANGOISSE Evrard, dans ces nuits tropicales de l'attente, a soif, est contamine/ par l'angoisse, avale les germes, boit la femme angoisse/e qui chemine dans les vaisseaux sanguins de l'homme parasite/ par l'amour qu'il e/prouve malgre/ cette peur ou\ Edma, a\ la manie\re d'un poison a^cre, agit dans le suc noira^tre qu'elle se/cre\te dans l'estomac de celui qu'elle oblige a\ souffrir et qui, pris dans cette intimite/, se sent peu a\ peu couler d'Edma comme s'il e/tait un fruit presse/, le jus sanglant de la fusion dissimulant toute cette perte de leur liberte/, tout ce sang purulent du corps le/se/, infecte/ par l'isolement, par l'impuissance, dans ces ulce/rations de la conscience prive/e de jour, assoiffe/e de jour. Evrard, recroqueville/ plus qu'assis, commence sa lettre de l'impossible: C'est toujours elle, cette ne/cessite/ de m'enfoncer toujours plus loin dans ce noir du deuil, dans cette nuit dont personne ne revient. Ne me dis pas que je cherche ma me\re. Ce n'est pas ma me\re. C'est abstrait. Juste un mouvement. Il n'y a plus que ce mouvement, cette tension. Et c'est pire. C'est inces- sant... au-dela\ d'un but... au-dela\ d'un de/sir... car toucher au but arre^terait ce geste qui est ma seule pousse/e, mon seul e/lan, la seule chose, peut-e^tre, qu'il me reste, qui me garde en vie. Oui, tourner en rond, e^tre seul ainsi, des nuits entie\res, obsessionnel- lement, et ne pas pouvoir lui apporter l'aide qu'elle me demande, comme s'il ne fallait pas, comme si c'e/tait trahir, mais trahir qui, quoi ? Quel fanto^me ? 88 Et la renvoyer toujours a\ cette he/morragie de haine, de violence et d'insatisfaction, a\ cette bute/e sur laquelle je me replie sur moi, peut-e^tre a\ cet homme sadique que je ne peux pas e/viter d'e^tre quand elle me regarde ainsi avec ses yeux en larmes, comme si elle criait silencieusement, comme si je la poignardais quand je me sens coupable, coupable, mais coupable de quoi? Et que je ne me supporte plus, et qu'on se tait et que je lui dis que je l'aime, et qu'elle croit qu'elle est folle, et qu'au lieu de la de/tromper j'ouvre la fene^tre par ou\ elle pourrait sauter, par ou\ elle finira par sauter dans le vide... Il de/chire la lettre. Il la recommence. Il e/crit. Apre\s avoir termine/ et signe/ sa lettre, Evrard plie la feuille de papier et, au lieu de la chiffonner et de la jeter a\ la corbeille, il la glisse dans son sous-main entre des factures, sur son bureau. Ensuite, soulage/, il se le\ve et va dans la chambre ou^ il ne pense plus a\ rien. La fatalite/ construit son filet dans l'ombre des visce\res comme, retire/e sous des pierres pour e/pier, pre^te a\ se lancer d'un bond, l'araigne/e attend le hasard qui se prendra dans sa toile dont le fil est agite/ par les moindres vibrations. Mais Evrard pas plus qu'Edma ne se doute des fils que tendent ces parties d'eux-me^mes recule/es, inconnues, les arai- gne/es des caves au ce/phalothorax rougea^tre, au tact de/veloppe/, ces suceuses de sang, les crochets veni- meux des recoins, des angles de l'obscurite/ ou\ les fileuses filent le tissu serre/ qui garrottera la vie dans les loges tapisse/es d'une espe\ce de gomme par les 89 filie\res travaillant sans cesse dans notre abdomen comme des paquets d'angoisse ou\ Edma est sans cesse renvoye/e a\ autre chose, a\ une sorte de contraire que la langue ne peut pas repre/senter. Il n'y a qu'une e/quivoque, qu'un trou, qu'un gouffre. Elle avance. Elle recule. Elle court pour rattraper quoi ? L'intransmissible e/chappe a\ la nature du langage. Edma cherche en dehors de la langue. Elle cherche en dehors des images, en dehors des substituts ; elle est sous l'eau, elle est les plantes aquatiques, le placenta, le liquide amniotique, tout ce qui la baigne et l'emporte vers l'unique, la conduit vers la sensibili- te/ d'un trou inte/rieur, clos, ou\ l'e/ternite/ est toute proche, toute chaude, sous-marine, dans ces paquets de mer, dans ces vagues chevelues, capillaires, lym- phatiques ou\ rien ne nous se/pare plus jamais de l'autre, ou\ on est rassure/, ou\ on a confiance, on peut aimer, on flotte, on pourrait renai^tre, sauve/ de la souffrance mais on se trai^ne, loin du re^ve, loin du mythe, loin de l'ide/al, loin de Dieu, comme si on agonisait et on se choque les uns contre les autres, dans ces remous comme des maudits, comme des e/paves rejete/es par l'e/cume et par la nuit sur les re/cifs du rivage, dans le naufrage dont le mouvement est tanto^t celui de la cre^te, tanto^t celui du creux du de/ferlement ou\, de la base au sommet, la raison chavire, ou\ les corps ne sont plus que des reflets remuant dans des tourbillons d'ombre et de lumie\re, ou\ la nuit de/monte/e tour a\ tour nous hisse au-dessus des e/cueils ou nous engloutit au plus e/pais des volumes, ou\ tanto^t on se perd de vue soi-me^me en se tenant dans la profondeur de cette peur, tanto^t on remonte a\ la surface, on retrouve la parole, on respire puis on redescend, attire/ tanto^t par le haut, tanto^t par le bas de l'e/nergie ou\ les mots s'opposent aux e^tres, aux choses, dans nos re/flexions qui vont et viennent en de/crivant ces baisses et ces hausses, l'espoir et le de/sespoir ou\ les apparences ballotte/es par le courant se forment, se de/forment sur nos visages successifs, dans les flots rouges. XVII. LE JOUR ET LE SOIR Edma, au bout d'un de/dale de passages, de de/viations, de souterrains pour pie/tons, de/couvre une banlieue oublie/e par les promoteurs et par le temps. Les lotissements qui divisaient sous le second Empire les vestiges de l'antique fore^t gauloise sont demeure/s ici inchange/s ; le cre/puscule tombe, un cre/puscule presque rose qu'Edma, ravie, regarde moutonner sur les villas en pierres meulie\res rosies par les nuages au fond des jardins pe/piants d'oiseaux et floconneux de cerisiers en fleur a\ l'e/corce rouge dans ce rose roux de l'e/claircissement et du renouvellement printanier du sang, avenue du Bois-Pommier, avenue du Mu- guet, dans l'odeur forte des fleurs des sureaux noirs de ces longues haies qui de/paysent la jeune femme pour qui le lendemain a subitement un gou^t de jour, un gou^t de pluie d'e/te/ aux gouttes lourdes d'effluves comme des gouttes de parfum, comme des fruits pleins d'une liqueur qu'Edma e/touffant de soif boit de tout son regard d'exclue avide d'e^tre rec#ue par les stimulations qu'elle ne sent plus que de loin, qu'en passante que la vie ne convie plus aux sensations dont l'exile/e devine, en les imaginant, les arrondis fondants, capiteux, dans ces pulsions ve/ge/tales de la couleur, dans cette boisson bulbeuse de fleurs de beurre, dans ces touffes de poils soyeux, dans cette folle avoine des jardins rougeoyants de son sang innerve/ par le de/sir retenu ou\ le temps s'e/tire. 92 Le mois d'avril, le mois de mai passent. La marche est pe/nible pour Edma ; ses he/morroi%des saignent, ses varices augmentent. Cette femme enceinte, de plus en plus proche du terme de sa grossesse, tente d'immo- biliser le de/veloppement du foetus, de ne pas laisser le foetus s'engager, la te^te la premie\re, dans l'excava- tion, de ne pas le laisser pousser le col de l'ute/rus, presser sur la vessie et sur le rectum en direction de la naissance... Oh ! Edma voudrait un sursis, s'attar- der encore dans la nuit, dans l'eau, dans le sang des rouges et des noirs de l'inte/rieur enflamme/ de son ventre que ses visions de/formantes lui brouillent dans ces tons de la chair qui peint ses muqueuses. Edma, te^tue, e/goi%ste, retourne a\ l'e/cluse, au chemin de halage. Penche/e au-dessus des chaumes, des roseaux et des bambous, elle hume les odeurs de poissons frits qui montent de la Seine et des pistes liquides. Edma se dissout dans ce site ou\ les berges, de\s le cre/puscule, sont signale/es a\ la navigation par des signaux lumineux rouges qui ressemblent a\ des coeurs arrache/s de leurs corps et gonfle/s d'un sang sacrifie/ dans cette subjectivite/ de/pressive qui n'arrive a\ aucune transition, dans la nuit ou\ Edma, du centre a\ la circonfe/rence de sa captivite/, continue, de chemin en routes, de routes en sentiers, de rues en avenues, de de/rapage en de/rapage, de se tourner et de se retourner en elle-me^me sans re/ussir a\ sortir du cercle de l'angoisse me^me si, quelques fois, la monochromie des jours et des nuits est supplante/e dans son esprit par la polychromie des be/gonias sanguins, des tube/- reuses bleues, des marronniers d'Inde a\ fleurs rouges, des lilas violets, des seringats a\ l'odeur de jasmin, des tulipes rouges, des pe/tunias pourpres, des jonquilles, 93 le long d'un sentier humecte/ de pa^querettes, de pissenlits, d'orties, de boutons d'or et de tre\fles ou\ le ve/ge/tal supple/e a\ l'absence humaine pour ranimer la vie qui, re/prime/e, se retirait du sang, de la chair. Haute comme un brin d'herbe, Edma brille comme si, a\ la place du corps d'une femme, elle avait une corolle et une hampe ou une tige remue/es par le vent parmi les fleurs, dans l'herbe sur laquelle elle est assise sur cette pelouse d'un autre monde ou\ toutes les proportions ont change/, ou\ tout ce qui, mesure/ par l'oeil, serait petit, appauvri, devient, mesure/ par la sensation, grand, foisonnant, translucide, cette ivraie vivace qui s'e/tend a\ l'infini dans un gazonne- ment de couleurs, de rose/e et de soleil... Le soir, en se pelotonnant dans le demi-jour, elle regarde les oiseaux d'ombre, les papillons d'ombre, les obsessions qui, entre la tringle de fer et la moquette de laine, volent sur les doubles rideaux, sur les triples rideaux, autour des guirlandes de roses, autour des enlacements du feuillage, autour des treillages, des bouquets, des rayures, des gerbes du jardin de brocarts a\ fleurs de velours, sur les panneaux fleuris, sur le rose des bouffettes de rubans des embrasses rehausse/es de rouge, sur le cramoisi, sur les lignes sinueuses, sur les soieries ou\ les tiges rampent, fixe/es aux reflets, aux moirures par les racines rutilantes qui tapissent d'or et d'argent les sie\ges, les canape/s. Le clair-obscur interne tente de prolonger le cre/puscule, elle caresse des yeux les satins peints, les tons physiologiques des tentures, la soie volubile dont les courbes s'enroulent sur le 94 paravent comme des che\vrefeuilles et des liserons jaune citron, bleu tendre dont les formes ondulent. Les rideaux sont releve/s en choux ou tombent en chute, elle se sent provisoirement rassure/e par l'ameublement rococo, par les tabourets, par les Neptunes, par les dauphins, par les bibelots, elle se sent chez elle, elle a un abri qui tamise le dehors, elle a un appartement dont elle a fait froncer et plisser le taffetas, le velours, les alco^ves, la cretonne, le molleton, les ors, les pourpres pour qu'ils ne laissent passer que le murmure du vent, pour que l'inte/rieur rouge des rideaux rougisse les rayons du couchant et la poussie\re, pour que la lourdeur et la hauteur soient double/es de peluche soyeuse et de longs poils, pour masquer les murs, pour velouter, pour capitonner les branches, les rameaux, pour que les nuages bouffent, pour qu'ils prennent du volume dans la pe/nombre cerise, pour que la brume gonfle dans les manchettes de dentelle des fauteuils, dans les coussins, pour que l'atmosphe\re soit moire/e, pour qu'elle donne aux textiles presque un e/piderme, pour qu'elle soit rose/e comme la pulpe d'un doigt e/claire/ par la lumie\re d'une fene^tre ou d'une lampe, pour qu'Edma se sente moins isole/e, moins e/trange\re, pour que le ciel soit moins lointain, pour qu'Edma garde quelque chose de cette re/alite/, de ce jour, de cette clarte/ qui baisse, qui lui e/chappe... Elle a beau e/carquiller les yeux pour voir l'exte/- rieur, c'est comme si elle vivait tout le temps sous terre, trop en bas, trop au-dessous, trop a\ l'inte/rieur, comme si elle vivait sous quelque chose d'e/crasant, comme si la nuit la rattrapait. C'est bouche/ partout et il y a quelque chose qu'elle n'arrive pas a\ forcer, a\ 95 atteindre, a\ toucher, et elle e/touffe ! Et ce qui lui serre la poitrine lui fait mal, trop mal, c'est une crampe qui ne s'en va plus, c'est peut-e^tre son coeur, il n'y a peut-e^tre plus rien a\ faire, plus rien d'autre a\ de/sirer, que la mort que notre sang re/partit entre nos tissus, entre nos ligaments ou\ il circule dans nos mouvements respiratoires qui, en inspirant, augmen- tent de profondeur puis, en expirant, s'acce/le\rent, s'excitent, convulsifs, nous ge^nent, s'aident de tous nos muscles, entrai^nent tout le corps dans ces acce\s d'angoisse comme si nous manquions d'oxyge\ne, comme si nous devions lutter contre cette trop forte pression, comme si notre respiration allait s'arre^ter. XVIII. ECHAUFFEMENT, ECLATEMENT Haletante, la jeune femme te/le/phone a\ Dorothe/e : --- Dorothe/e... Elle ne peut plus parler. --- Qu'est-ce qu'il y a ? C'est toi? Edma ?... C'est toi ? Edma, dans l'ombre, suspend son souffle. Elle e/coute son propre syste\me nerveux battre tout entier dans ce noeud, dans ce spasme, elle entend ses propres pulsations cardiaques, il faut que la vie continue, il faut ne montrer que la vie, il faut cacher l'autre, la mort, la rele/guer, la bloquer dans le silence, finir par la vaincre, finir par avoir assez de contro^le de soi, ne pas ce/der, ne pas de/truire, ne pas tuer, ne pas hai%r, ne jamais en venir a\ l'irre/parable, il faut se retenir tant qu'on peut. Edma, d'une voix essouffle/e, reprend : --- Tu ne dormais pas? --- A cette heure-ci? En pleine nuit, Edma se re/veille en sursaut: elle suffoque. Elle n'arrive pas a\ parler. Inspirer de l'air, au lieu de la soulager, l'e/touffe. Elle a l'impression d'avaler des paquets de mer comme si ces inspirations e/taient des pousse/es trop violentes pour ses voies respiratoires, comme si l'air e/tait un corps e/tranger que le re/tre/cissement du larynx et de l'oesophage arre^tait, ce qui asphyxiait Edma. --- J'ai peur... J'ai peur. Tente-t-elle de dire, couverte de sueur. Mais elle 97 est seule. Il n'y a personne a\ co^te/ d'elle. Edma se le\ve pour manger et se recouche a\ contrecoeur. Elle dort mal. La vase dont l'amertume est plus forte a\ l'obscurite/ qu'a\ la lumie\re, le mare/cage montent de la rive et impre\gnent la chambre ou\, dans une se/che- resse irrespirable, la jeune femme fermente parmi les plantes-araigne/es plante/es dans la tourbe, sous des cloches de verre dispose/es au-dessus du grand lit ou\ les courants chauds e/vaporent Edma comme si elle e/tait l'eau contenue par les feuilles dans cet e/chauffe- ment, dans cette de/te/rioration du ventre e/tuve/ qui se re/fre\ne dans l'e/clatement de cellules roule/es, triture/es par les mains qui cueillent nerveusement ces ombres ligneuses, ce the/ noir, ces bambous, ces fleurs cultive/es en appartement dans l'insolation du sang ou\ les pense/es se desse\chent a\ guetter dans l'odeur des glandes mammaires tasse/es contre le coeur, contre les poumons par la peau, dans la transpiration de cette chair a\ l'aro^me de feuilles infuse/es ou\ le corps se pre/pare comme un breuvage, sous la poussie\re du duvet et des poils du limbe du teint ve/ge/tal d'Edma verte sous ces fouge\res, sous la brousse miniature acclimate/e a\ elle, dans l'espace touffu du lit ou\ la fiance/e veille, couche/e sous les plantes d'inte/rieur groupe/es dans des bacs et ou\ elle se dissocie en apparitions et en disparitions et ou\ elle se projette en points, en lignes, en surfaces sur ce plan rouge, dans cette torsion de ses traits, dans cette exte/riorisation de l'angoisse, dans cette e/criture de sang qui ne devient lisible que par la couleur, dans cette couleur sans forme, dans ce prisme, dans ce pigment d'une souffrance qui tache de rouge le vert ou\ le soleil n'est plus re/fle/chi ni absorbe/, ou\ il n'y a plus de noir, plus 98 de blanc, plus que cette chambre trop vive ou\ s'abi^me la sensibilite/ de l'oeil hypnotisant le vide ou\ Edma tente de sortir de la confusion ou\ les sons, les voix s'amenuisent jusqu'a\ n'e^tre plus que des vibra- tions qui ne pe/ne\trent plus dans sa conscience et n'ont plus de signification ; la langue passe de la parole a\ cette demi-torpeur, a\ ces troubles ou\ la jeune femme ne capte plus de la re/alite/ que des fragments, que des me/prises ou\ tout se noie dans le flot de sang ou\ confluent la fascination et l'horreur quand Edma appelle au secours comme si elle mendiait a\ un dieu inconnu ; un monde doux, un monde doux... >>, quand la rigidite/ tournant a\ la plasticite/, la femme voyage sur place, re^vant de la^cher prise et de de/river, de parvenir a\ percer tous ces caillots de rouge, tout ce de/sir coagule/, a\ modifier les formes, a\ aplatir les blocs qu'elle tient, qu'elle serre, auxquels elle est oblige/e de se heurter, contre lesquels il lui faudra un jour s'e/craser peut-e^tre pour qu'elle e/clate, qu'elle gicle, qu'elle se sauve, qu'elle se de/charge, au terme de tous ces efforts inte/rieurs visant a\ fragmenter, a\ de/truire ce qui la comprime, les contraintes, le fond qui l'empe^chent de respirer comme si l'obstacle pouvait se briser, couler comme une victime e/gorge/e qui saigne, dans cette femme en train de se fissurer, de se de/sagre/ger, de se rompre dans l'espace, dans le circuit qui, a\ mesure qu'elle s'agite, en tournant sur soi pour les e/largir, se re/duisent, re/duisent les distances qui la se/parent de son double d'os, de cette re/sistance insensible, de/- charne/e comme son propre squelette qu'elle cherche a\ disloquer, en se morcelant en esprit, en se blessant, en se clivant, en s'e/loignant volontairement de sa 99 peau, de ses muqueuses, de ses papilles, de sa langue, de sa salive, de ce soule\vement de la chair en feu, de ces parties de la femme qui restent hors d'atteinte jusqu'a\ ce que l'homme amoureux les repe\re, les rame\ne a\ l'enfance, a\ la vie et elle attend Evrard en se rongeant les ongles, en se mordant les le\vres et s'il tarde a\ rentrer, elle sera en sang, oh, s'il l'aime, qu'il vienne vite, qu'il vienne vite la prendre dans ses bras, boucher ce vide, la re/parer, la ranimer de son souffle chaud, l'embrasser, la caresser, l'adou- cir, faire d'elle une me\re au corps tendre, fe/minin dont aura besoin leur enfant pour vivre dans la banlieue, dans l'immeuble, dans la ville de be/ton arme/, entre les armatures, les piliers, les barres d'acier qui nous sectionnent, qui s'opposent a\ nos gonflements ! Il fait si froid a\ se trai^ner hors de l'autre, elle a tellement envie de retrouver Evrard dans l'e/lasticite/, dans le glissement des corps qui, l'un dans l'autre, accordent leurs organes, leur sexe, leur moiteur comme les e/chos de l'origine, dans le bref asile de l'e/treinte ou\ l'afflux de se\ve des tiges et des touffes des savanes, les feux de brousse, les ca- caoye\res, les bananiers, les fore^ts de palmiers et d'he/ve/as, les champs d'arachide et de canne a\ sucre allument les mains qui, dans ces fibres, dans cette re/sine, dans cette cellulose de la nuit, se cherchent, d'un continent a\ l'autre, et se portent leurs forces, leurs re/serves dans l'humus des races, dans les terres inonde/es ou\ les moustiques pullulent, ou\ le re^ve patauge dans des vallons mare/cageux, dans l'herbe haute, dans des jardinets d'igname et de manioc, dans les rivie\res profondes de la chair, dans l'Asie, l'Ame/rique, l'Europe, l'Afrique du corps, dans l'hu- 100 manite/ noire, jaune, blanche du sang universel d'un homme et d'une femme unis par l'amour et enserrant entre eux, au printemps et en e/te/, leurs instincts e/touffe/s par les herbes que le de/sir de/broussaille quand le fouettent les pluies, les tornades, les moussons des saisons imaginaires au cours du retour a^ ces terres plus rouges... XIX. CES LONGUES JOURNEES Rue de la Belle-Marie, a\ Barbizon, Edma bleuit, verdoie, perd ses tonalite/s sanguines, sous l'influence de la fore^t. Elle suit le co^te/ vert de sa vie, le verdissement de l'exte/rieur oppose/ au co^te/ rouge sang, aux morsures, aux coups de dents, a\ la congestion, a\ ce rouge gingival des suc#ons bruni par l'ombre vermillon ou\ Edma s'enferme d'habitude dans l'obscurite/ d'elle-me^me d'ou\ elle descend jus- qu'au corps inte/rieur, jusqu'a\ l'inconnu angoissant. Elle quitte tout a\ coup le co^te/ animal de sa nature, elle suit le co^te/ ve/ge/tal, s'ouvre aux rayons du soleil, aux rosiers, aux peupliers, aux myosotis, aux tourte- relles de la re/gion bleue-verte du jour, aux percep- tions optiques, aux touches orange/es, violettes qui lui re/pondent a\ la place de l'homme et du sexe et lui peignent la permanence de la terre. Et la coloriste, comme une convalescente, respire la belle journe/e. Edma, gluante de mucus et remplie d'un bouchon ge/latineux qu'elle expulsera, marche, lourde, grosse, spongieuse, dilate/e, se sent difforme, se sent presse/e par la te^te du foetus, veut passer de l'animal au ve/ge/tal, du ve/ge/tal au mine/ral, au gazeux, dans ce courant de convection, dans ce mouvement d'une grossesse, dans cette tentation de soulever les sur- faces, de retrouver peut-e^tre la matrice de la vie sur la terre, au plus diffus du sentiment et du souvenir ou\ ne cesse pas de vibrer la ge/ne/ration... 102 Mais la rage du corps explore une seule couleur, le rouge et se nourrit de son propre sang, de ses propres nerfs, de ses propres toxines qu'elle de/vore dans cette angoisse qui ne sait plus discerner la mort au bout du plaisir rouge de souffrir, jusqu'a\ ce que la nuit se muscle, interminable, dans le cri de la chair dont les anneaux contractiles s'enfoncent dans le souffle ou\ la fie\vre dilue notre voix, comme la vapeur d'eau absorbe le rayonnement rouge de l'atmosphe\re, dans la bouche, dans ces crises du de/sir, dans ce verbe rouge muqueux, dans cette androgynie... L'extensibilite/ s'infle/chit, s'incurve dans ces traits vermiculaires, dans ces courbes qui se succe\dent en vagues rouges, en de/sirs paralle\les, vers quel autre amour ? Ou\ y aurait-il de l'amour que tu ne vivrais pas me^me quand tu aimes, me^me quand on t'aime ? De quel amour l'amour te privera-t-il toujours, toujours, tant qu'en toi continueront de te tourmenter cette obsession, ce purisme, cet amour nu, cet amour abstrait, cet amour qui n'est plus qu'un amour sans sujet, un amour qui ne s'identifie plus au re/el, un re/el sans nom, sans visage, la purete/ du re/el, amour inconnu, amour ou l'imaginaire s'efface au profit de l'e^tre, ou\ l'individuel s'e/le\ve au collectif dans cet amour sans objet, dans cet amour seulement pre/sent dans l'absence, dans cet amour sans affect, amour qui est, me^me si ni toi ni lui n'e^tes plus la\, amour qui ne produit plus de haine, dans cette objectivite/, dans cette valeur ou\ il maintient sa force qui te de/tourne autant de l'autre que de toi-me^me et dont tu ne perc#ois rien sinon la spiritualite/ rouge ou\ la vie n'est plus inhe/rente au corps mais a\ cet effort qui ne figure plus peut-e^tre que Dieu ou\ le sang est la matie\re 103 mentale de l'ide/e rouge dans l'espace ou\ ne pe/ne\tre plus personne de physique pour te bouleverser de sa chaleur ? Mais s'il n'y a personne de moral, aucun juge, aucun Dieu pour e/loigner du vide le coeur en proie au vertige ? S'il n'y a qu'un de/luge de sang ? Evrard et Edma, le soir, se regardent. Sont-ils capables de tuer ? L'un ou l'autre donnerait la cure/e... Tous les me/canismes, tout cet e/difice imagine/ seraient de/traque/s par les cascades de sang. Evrard et Edma n'habiteraient plus nulle part, il n'y aurait plus que du sang, du sang, derrie\re la grisaille ou\ les courbes s'emboi^tent dans ces vagues de leur visage, ondulent dans la mouvance de leur regard, dans cette vision qui, au lieu de se terminer dans les nerfs de leur oeil, re/sonne dans le passage intime de l'un a\ l'autre, dans l'impossibilite/ de voir clair, d'e^tre su^r et de communiquer alors que leur esprit voudrait tant, malgre/ l'angoisse, approcher, toucher, caresser toute cette fluidite/ insaisissable comme si elle e/tait leur double. "Il y a trop de nuages... On ne voit plus le lac... Quelle couche e/paisse de brouillard ! On n'en- tend plus rien, on n'entend plus l'eau...>> Les pupilles d'Edma se dilatent. Edma, par moments, pour tenter de se distraire, assise pre\s de la fene^tre, coud ou tricote. Elle voudrait entendre quelque chose, me^me le vent, me^me les corbeaux ou les canards, mais on dirait que, dans sa retraite mentale, tout s'est arre^te/, que tout se retient, comme en suspens ; l'inquie/tude ne porte plus rien dans ce paysage d'une de/pression ou\ le de/sir est faux, cache des pulsions dont toute la 104 brutalite/ se retourne contre elle-me^me pour s'inter- dire d'e/clater. Pareilles a\ un gouffre, les eaux stagnantes peuvent noyer dans l'embourbement, dans l'enlisement lent, dans les algues et la vase ou^, de plus en plus clair dans cette progressive de/coloration, le rouge sangui- naire se de/laie dans ce grand blanc, dans cette re/gion de pluies et de brouillards, dans cette tension du silence, dans cette e/tendue sans fin ou\, de jour en jour, la blessure se colmate chez cette femme sanglante qui, peu a\ peu, apprend a\ se mai^triser, a\ nier son sang, a\ nier sa souffrance dans ces grands e/tats de vide ou\ elle s'affaiblit, ou\ une sorte d'indiffe/- rence s'empare d'elle, l'aide a\ perdre sa cole\re, a\ s'e/loigner du rouge dont la luminosite/ l'attisait; Edma se refroidit, quitte l'espace tropical, revient a\ des zones plus tempe/re/es, a\ ces confins d'elle-me^me, a\ ce climat oce/anique ou\, a\ cause de la succession de de/pressions barome/triques, les pluies fines tombent des jours entiers sur le lac comme sur un oce/an d'absence en lavant le rouge, la durete/, la jeunesse de cette femme dont il ne reste plus que la re/signation, que l'immobilite/ devant la fene^tre pen- dant les journe/es passe/es a\ s'effacer, a\ regarder la re/flexion des rayons lumineux ou\ le ciel et l'eau se ressemblent dans la pluie dont les gouttes ruissellent sur les vitres dans la mollesse sans couleur, dans le bain de vapeur de la chambre d'ou\ Edma, entre les murs suintants d'humidite/, s'obstine a\ surveiller les mouvements des arbustes que courbe la violence du vent sur le promontoire de landes ou\, comme 105 arc-boute/e, la vision, l'alle/gorie re/sistent encore, retardent encore l'engloutissement, le moment de s'abi^mer dans la haine, dans l'abandon, dans tout ce noir, dans tout cet envasement qu'Edma ne veut pas encore voir, dont elle ne veut pas encore sentir le poids couler comme du sang, la pousser dans ce trou sans fond dont elle perc#oit en elle les sympto^mes dans la que^te sans issue, dans le lourd cheminement de la mort, dans cet approfondissement de la captivi- te/ ou d'un destin, dans cette lutte aux limites du moi ou\ son de/sir, sous le ciel voile/ de cumulo-nimbus et de nimbus tre\s bas, se de/fait, ou\ l'amour semble e^tre ce qui ne peut ni entrer ni sortir, ou\ la jeune femme se morfond, prisonnie\re d'un pays de ne/bulosite/, dans cette atmosphe\re pluvieuse, dans cette alte/ration des couleurs, dans cette ce/cite/ passage\re provoque/e par l'he/morragie, dans cet affadissement, dans ce blan- chissement du rouge ou\ les pre/cipitations se produi- sent sous forme de neige dans les parties les plus froides du corps, dans ces rafales qui emportent les gouttes de sang, dans cette baisse de la vitalite/ d'Edma qui ne comprend pas pourquoi elle s'e/tiole ainsi, pourquoi le maximum devient le minimum, pourquoi elle a l'impression de se vider de son sang, pourquoi Evrard croit qu'elle va mieux, pourquoi, plus elle l'aime, plus elle l'ide/alise, plus au contraire elle se sent exsangue, plus au contraire elle se sent de/pe/rir, se retirer d'elle-me^me et de ce jeu forcene/ ou\ elle ne se dirigeait peut-e^tre que vers la sauvage- rie, la folie, la de/sinte/gration ; et alors, au fur et a\ mesure qu'elle s'habitue a\ l'ide/e de se marier ou de mettre au monde son enfant, au fur et a\ mesure qu'elle accepte de s'engager dans la stabilite/, Edma 106 devient moins primitive, moins entie\re, plus raison- nable, elle inquie\te moins son fiance/ comme si quelque chose de la furie qui obligeait la jeune femme a\ se rebeller s'e/tait petit a\ petit brise/, comme si, du chaos originel, chez cette femme de fre/misse- ment et d'angoisse, e/mergeait l'e^tre social victorieux de l'e^tre bestial, comme la sublimation victorieuse de la pulsion, au cours d'un apprentissage ou\ la nature se civilise, ou\ il faut dompter les instincts, perdre des illusions et pourtant survivre et ou\, se neutralisant tout le restant de notre vie, on regrettera les bouillonnements, les excitations, la chaleur qu'on aura du^ e/craser. --- Tu n'as pas encore choisi ta robe de marie/e ? --- Je veux beaucoup de tulle. Edma, agenouille/e sur la rive, essaie de surprendre quelque chose mais, de l'eau, aucun rayon ne passe dans l'air ; Edma, penche/e au-dessus du vert glauque pour voir le soleil infe/rieur, les courants du fond, cette houle lumineuse re/fle/chie dans la profondeur de l'eau sans que rien ne sorte du lac, ne peut pas apercevoir la re/flexion de la lumie\re brasse/e par les remous sous la surface tranquille, de me^me qu'en s'enfonc#ant en nous-me^mes on de/passe les limites de la visibilite/, on ne voit rien de ce qui nous agite. XX. L'ETE Le paysage s'e/le\ve et, de l'aube et du brouillard, se de/gagent les arbres comme une solidification de l'eau dont le bleute/ cristallise/ dans le jour naissant prend forme dans les silhouettes de/coupe/es sur les nuages. Tout a\ l'heure, a\ midi, les grappes de jour rose, dans le feuillage des marronniers, alterneront avec des rameaux d'ombre. Sourde attraction, sourd orage, les sens se re/vulsent. L'hostilite/ et l'amour s'affrontent. Quel e/le/ment sera le vainqueur, dans les re/gions plus hautes que le sommet des montagnes, dans la mer de nuages, dans la femme chaude et froide ou\ les pluies alternent avec le soleil, ou\, prismatiques, brillent les aiguilles de glace des halos de l'atmosphe\re, ou\ le vent emportant les brouillards ouvre le coeur a\ une fureur aveugle, ou\ les spectres s'e/treignent dans cette tension comme dans une lande de nuit et de lumie\re ou\ luttent la passion et l'attente ou\, a\ bout de nerfs, Edma vibre, e/touffe, pre^te a\ tout risquer, a\ tout de/truire pourvu qu'elle puisse passer, pourvu qu'elle puisse se sauver, continuer d'errer sur le chemin sans limites, comme s'il n'y avait plus ni vie ni mort et si l'angoisse pouvait cesser et si un humain pouvait e^tre plus qu'un fuyard toujours pourchasse/, toujours condamne/ ?. . . Edma, suivant un de/sir confus, visite, e/veille en elle les images serpentines, la vie me^le/e de mort dont elle connai^t trop les voies, le de/dale, les impasses, les panoramas, les contrastes, les issues, les risques ; et 108 l'inconnu se de/veloppe, bulbaire, limbique, comme l'appel souterrain des forces du vide et de l'absence qui demandent de tout abandonner pour ce/der au sang qui monte a\ la te^te ; et la fascination presse le souffle a\ l'inte/rieur de la jeune femme dont la robe d'un bleu e/carlate et la veste d'un beau rouge habillent le sang a\ fond violet; et conduite par toute cette e/pouvante secre\te, par tout ce reflux du sang noir et cet afflux du sang rouge qui compriment son cerveau sous sa chevelure brune boucle/e, Edma se dandine sur ses talons aiguilles dans le circuit engorge/ par les oscillations, par les secousses de la nuit ve/ge/tative, animale qui stagne dans ces cavite/s, dans les pulsations, dans les intestins cache/s par la robe de soie et par la peau ; et personne ne devine. On ne l'empe^che pas d'avancer. Edma continue son chemi- nement, elle s'embrouille dans les rues, dans la canicule comme si elle e/tait parvenue a\ un stade ou\ elle n'avait plus qu'a\ ramper a\ l'inte/rieur de son corps pour pouvoir explorer la dissonance, les quar- tiers de la ville comme s'ils e/taient ses visce\res, le mouvement ondulatoire, recto-anal de l'agressivite/, le transit interne, la perversion, le besoin semi- automatique d'expulser et de retenir a\ la fois, et, incertaine, elle marche dans Paris, prise de nause/e et rythme/e chaque jour un peu plus par son futur enfant comme s'il e/tait les de/chets de l'angoisse, ce qui lui faisait mal, ce qui la poussait, ce qui la poursuivait. Edma prend peur, s'affole, cherche e/perdument une bre\che dans son avenir, dans cette croissance, veut garder une possibilite/ de fuite, pouvoir errer, partir, pouvoir se perdre encore, percer un trou dans les murs, s'e/chapper, trouver une issue, se laisser enlever 109 par le re^ve, aller droit devant soi, s'en aller, ne plus jamais se sentir se/pare/e du de/sir, elle veut rejoindre ce brouillard, ce scintillement ou\ le temps n'est plus chronologique, ou\ l'espace n'est plus ge/ographique, brouiller l'ordre, les repe\res, les liens, le masculin, le fe/minin, se re/fugier dans une faille, musarder la\ ou\ on peut jouer a\ s'inventer, la\ ou\ il y a toujours un passage pour aller plus loin alors que son corps construit la maison veineuse de soufflet thoracique, de parois bronchiques, d'organes flottants, d'oreil- lettes et de ventricules a\ l'enfant qu'elle porte et qui la fixe a\ la re/alite/ et la mu^rit, lui constituant les structures fortes, difficiles d'une femme... Edma se sent plus instable que jamais. Egare/e, elle regrette d'e^tre sortie de sa maison des solitudes, de sa chambre que ne perce en aucune saison aucun rayon de soleil de me^me qu'au sommet des glaciers les neiges e/ternelles ne fondent jamais ; elle continue le pe/riple dans le labyrinthe, se trai^ne, va encore jusqu'a\ la rue turquoise puis, trop fatigue/e, rebrousse chemin, s'appre^te a\ quitter la ville et a\ reprendre la direction de son froid inte/rieur comme si, fie/vreuse, impatiente de s'e/tendre la\-bas, seule, chez elle, elle avait tout a\ coup soif de l'humidite/ et des te/ne\bres liquides de son corps comme d'une source d'intimite/ et de silence. De plus en plus oppresse/e, elle a comme un brouillard dans la te^te, elle se sent incapable de continuer, s'arre^te, ne peut plus parler, ne peut plus rien dire, rien crier, rien expectorer, rien ne servirait a\ rien dans cette faillite, dans cette cyanose de la 110 communication asphyxie/e, dans ce langage spasmodi- que du corps ou\ le sternum et le ventre se soule\vent trop vite, ou\ les paroles, comme des se/cre/tions accumule/es dans les bronches, bloquent la respira- tion, ou\ les contractions des muscles atrophie/s n'ont plus assez de force pour inspirer assez d'air, ou\ l'angoisse ne s'exprime plus, se contient, apprend a\ se taire, de/chire le ventre... Il ne le sait pas, il cherche a\ se de/barrasser d'elle. Elle le devine. Et plus il lui montre qu'il l'aime, qu'il est since\re, qu'il est bon, plus elle le soupc#onne... Et plus elle le soupc#onne, plus elle a confiance en lui, plus elle a besoin de se rassurer, plus il lui est ne/cessaire... Oh ! elle n'en peut plus... C'est comme s'ils e/taient condamne/s a\ mort l'un par l'autre, comme s'ils e/taient ferme/s l'un par l'autre... Mais parfois elle aimerait tant connai^tre quelqu'un d'autre, parler a\ quelqu'un d'autre, s'ouvrir et, gra^ce a\ un autre homme, se sentir devenir une autre femme, revivre hors de l'angoisse... Mais Evrard lui barre la route... Dans ce de/sir ou\ les autres de/sirs e/touffent... XI. UN PASSANT Il a fait orageux toute la journe/e. L'homme est juche/ sur un tabouret du bar. Il vient vers elle. Il porte un blouson de cuir rouge sang. Il s'incline vers elle. Il est grand, un peu raide, ses cheveux grison- nent. Il la sent perdue, fragile. Elle, de/ja\, elle attend de lui tout ce qu'il fixe intense/ment de son regard noir plonge/ dans ses yeux ou\, d'un seul e/clair, il repousse le vide et fait briller quelque chose d'in- tense, d'inespe/re/. --- Que faites-vous ? --- Rien. --- Rien ? --- Rien. --- Vous permettez que je m'assoie a\ co^te/ de vous ? --- Je permets. --- Vous e^tes du quartier? Vous e^tes une habitue/e de ce restaurant? --- Non. --- Je suis un Be/arnais. Je vis a\ Paris. Qu'est-ce que vous avez commande/ ? --- Une omelette aux ce\pes. --- Je vais prendre la me^me chose. Parlons de vous : Que faites-vous dans la vie ? --- Je ne parle pas de moi. --- Bien. Je le fais donc a\ votre place. Vous e^tes marie/e. Je suis marie/. J'ai deux enfants. Avez-vous des enfants ? --- J'en attends un. C'est visible... --- Vous ne faites vraiment rien ? 112 --- Je vous l'ai dit: rien... Ou bien: un enfant... --- J'ai publie/ un livre dans une collection d'aven- tures, il y a dix ans. Ils avaient tire/ mon re/cit a\ cinquante mille exemplaires. Ils n'en ont vendu que vingt-cinq mille. Ils n'ont me^me pas couvert leurs frais. Je ne suis pas pre\s de recommencer... Pourtant j'aimerais... Je ne trouve pas les mots. Ce n'est pas facile de rendre compte de ce qu'on a dans la te^te et me^me de le de/me^ler. Arrive-t-on seulement a\ savoir qui on est? Si c'est une ide/e qu'on suit ou un mirage... Peut-e^tre que vos yeux clairs sont un mirage... Peut-e^tre que ce n'est pas vous qui e^tes assise a\ co^te/ de moi mais ma solitude, peut-e^tre que vous e^tes ma solitude et que c'est a\ moi et non a\ vous que je m'adresse en vous parlant. Comment vous appelez-vous ? --- Edma. --- Vous e^tes une tre\s jeune femme, madame, brune, douce... Et puis au fond de vos yeux tre\s clairs, il y a une lueur: votre autre nature... Car vous pouvez e^tre cruelle... Mais quand vous souriez... Vous avez un sourire... Ce sourire, c'est Fra Angeli- co, c'est l'ange de Reims, c'est Botticelli, c'est la Be/atitude... Me communiquerez-vous, Edma, votre nume/ro de te/le/phone ? --- Oui. --- Accepterez-vous de revenir ici, di^ner avec moi pour poursuivre cette conversation ? Il y a une douleur dans votre pa^leur... Votre vie est fe/brile. Je vous avais remarque/e quand vous e^tes entre/e. J'e/tais au bar. J'ai dit au serveur de me placer a\ co^te/ de vous. --- Vous m'aviez remarque/e ? 113 --- Que font les hommes qui traversent votre vie? --- Ils ne la traversent pas. --- Perfidie de la femme ! Je ne vous crois pas. Que prendrez-vous pour dessert ? --- Des fraises. --- Moi, je suis pharmacien. Je suis dans la fabrica- tion. Je dirige un laboratoire pharmaceutique. J'ai beaucoup de boulot. Je n'ai me^me pas de week-end. La vue des fraises d'un rouge poisseux lui coupe l'appe/tit. Elle balbutie trop vite : --- Je vais m'en aller. --- Restez encore un peu. --- Non. --- Je vous te/le/phonerai Edma. Je vous ferai la cour. Le lendemain, elle ne sort pas. Elle attend pre\s du te/le/phone. Elle parvient a\ force d'e/couter le silence a\ se persuader que ce n'est plus le silence et qu'elle entend une interminable sonnerie, un sifflement qui fourmille dans ses oreilles mais l'inconnu ne se manifeste pas, il ne vient pas la de/livrer. Elle se couche maussade, elle s'endort, se\che, bru^lante, ramasse/e sur sa tension nerveuse. Le surlendemain de la rencontre, le directeur du laboratoire pharmaceuti- que, cet homme joyeux l'appelle. Il ne l'a pas oublie/e. Il est strident dans cette faconde, dans cette voix chaude qui la re/confortent. Edma croit tout a\ coup a\ la bonte/ ; cet homme est sa providence, elle se sent ragaillardie par la fougue avec laquelle il est pre^t a\ l'aider a\ vivre et par le flot de gaiete/ qui e/tale cet accent me/ridional, ces intonations de la langue 114 d'oc dans la langue d'oil qui, de ce co^te/ de pierrailles et de garrigue du franc#ais, laisse entrevoir les sons du Sud, illumine tout l'e^tre frileux d'une femme re/serve/e et taciturne. Edma est pre^te a\ sortir du brouillard qui l'isole et a\ se laisser re/chauffer par ce fils du soleil, par l'homme expansif. --- Avant j'e/tais aux Antilles. De la\, je faisais l'Ame/rique du Sud. J'avais un bateau. Et quand ils ont voulu me nommer directeur, j'ai d'abord refuse/. J'ai accepte/ apre\s et j'ai maintenant un poste fixe a\ Paris avec quatre mois de voyage par an. Je de/gueule Paris. Mais ne tournons pas autour du pot. J'aimerais vous revoir. Je ne pourrai pas cette semaine ni au de/but de la semaine prochaine. Je pourrai mardi soir, a\ mon retour de Stuttgart. --- Mercredi. --- Mercredi, a\ la Rhumerie a\ vingt heures trente. Edma, pourquoi votre regard est-il si clair, si brillant, si troublant ? --- Je suis myope. --- Si Dieu m'avait fait femme, je lui aurais demande/ de me donner des yeux myopes comme les vo^tres. On se sent un homme meilleur, le plus fort, le plus admirable, un homme unique au monde quand on est regarde/ par vos yeux agrandis, dilate/s... Le mercredi arrive juste au moment ou\ Edma n'a plus envie d'aller di^ner avec l'inconnu qui a cesse/ de l'inte/resser. Elle se force a\ se rendre au cafe/ ou\ il l'attend comme si elle obe/issait au devoir d'aller e/couter since\rement un homme et de le connai^tre. --- Je suis en retard... 115 Balbutie-t-elle encore quand, l'ayant distingue/ des autres consommateurs, elle le rejoint, le trouvant le/ge\rement bouffi et remarquant le tremblement de la main qu'il lui tend. --- Je ne comprenais pas pourquoi vous e/tiez si longue a\ venir. --- J'habite loin. --- Je vous avais propose/ d'aller vous chercher. --- J'aime conduire. Ils s'assoient l'un en face de l'autre. --- Que prendrez-vous ? --- De l'eau mine/rale. Il commande : --- De la flotte pour elle, et pour moi, une bie\re. Il la scrute: --- Vous e^tes tre\s fe/minine. Je vous trouve tre\s, tre\s fe/minine. Il se rapproche impulsivement d'elle : --- Je ne vous ai pas dit: j'e/tais pilote. --- Pilote de quoi? --- D'avion ! Elle le surveille: --- Pilote de chasse? --- Oui. J'ai e/te/ pilote de chasse. Elle recule. --- Vous avez fait la guerre ? --- Des guerres. --- Ou\? Quand? Elle se sent mal a\ l'aise. --- On a fait l'Indochine, on a fait l'Egypte, on a bombarde/ Suez, le canal, on a fait l'Alge/rie... On a e/te/ forme/ dans l'arme/e ame/ricaine. Elle l'observe. 116 --- Quel a^ge avez-vous ? --- Quarante-sept ans. Quarante-huit en fe/vrier. --- Vous vouliez faire la guerre ? --- J'ai e/te/ oblige/. J'adore l'aviation depuis mon enfance. La meilleure formation, c'e/tait dans l'arme/e. J'avais vingt ans. L'aviation civile, a\ l'e/poque, n'e/tait pas se/pare/e de l'aviation militaire. On nous envoyait partout. On devait obe/ir. J'ai eu un accident au bout de dix ans. En voulant sauver un copain. Il y a eu des morts. C'e/tait en Afrique. Quand je me suis re/veille/, j'e/tais a\ l'ho^pital, tout le corps paralyse/... Quand je dis tout, c'est tout. Vous imaginez : de l'urine partout. Je ne sentais plus rien. Je suis reste/ neuf mois dans cet e/tat. Et puis on m'a ope/re/. J'ai un bout de fer dans la colonne verte/brale. Je peux tout faire, marcher, courir, sauter. Mais je suis inapte a\ l'aviation. J'ai du^ changer de me/tier. J'ai fait ma pharmacie. --- Si vous n'aviez pas eu cet accident, vous seriez reste/ pilote ? --- Bien su^r. --- Malgre/ l'accident ? --- J'aime toujours autant l'aviation ! Elle commence a\ frissonner. --- Il fait froid, dit-elle nerveusement alors que le temps est orageux et la chaleur suffocante. Il continue : --- Quand on a failli mourir, on aime la vie, on vit plus fort, je suis maintenant un optimiste. Je sais que la seule chose importante, c'est de vivre. Elle murmure : --- Mais le temps nous rattrape... Et au bout, il y a la mort. 117 --- Vous e^tes pessimiste. Elle ne re/pond pas. Il n'y a plus a\ re/sister a\ ce qui va suivre... se re/ve/ler... augmenter ses frissons... --- Je profite de la vie. Il faut avoir passe/ par la mort pour c#a. S'e/crie-t-il. Elle sourit presque me/- chamment en remarquant : --- Comme une femme qui accouche. Au plus physique de son expe/rience de la vie, elle est au plus pre\s de la mort qu'elle de/couvre de cette manie\re. Votre manie\re d'apprendre, pour vous, c'est la guerre alors que la no^tre, c'est la maternite/. Il crie: --- Donner la vie ! C'est la chose la plus forte... la plus impressionnante, la plus inoui%e ! Etre une fem- me... Mais c'est fabuleux ! Elle re/pond dans un soupir : --- Donner la mort n'est pas moins fort ni moins impressionnant. . . Elle a un gou^t acide dans la bouche. --- Les femmes, reprend-il, ont un pouvoir que les hommes n'auront jamais. Vous vous rendez compte ! On de/pend d'elles depuis le berceau et on n'arre^te jamais ! Les hommes sont leurs esclaves... Une me\re !... Mais c#a peut tout ! C'est formidable une me\re ! C#a a une puissance redoutable : on est la\, comple\tement rive/ a\ elle... et rien sans elle... et apre\s... c#a continue... Vous, par exemple : si vous me faites les yeux doux et si, apre\s, vous ne me faites plus les yeux doux, mais je serai de/sespe/re/ ! De/sespe/- re/ ! Et c#a dure depuis les de/buts du monde ! --- Les femmes pourraient faire autre chose..., proteste Edma. Se de/finir autrement... Elles peuvent trouver... Penser... Est-ce qu'on les laisse chercher ? 118 --- Vous, vous avez une dent contre les hommes... --- Je de/teste la guerre... L'histoire. Je de/teste que les hommes se soient donne/ le droit de tuer. Elle le regarde dans les yeux... Il se tait. Il change, redevient insouciant : --- Allons di^ner ! Ils se le\vent, marchent silencieusement dans la rue. Au restaurant, ils commandent des hui^tres. --- On a un de/gou^t tout de suite apre\s l'amour. Dit-il. --- Ah? --- Rien que quelques secondes... Mais quelques secondes, on est re/pugne/. --- Ah? Je ne savais pas... --- Enfin... Pour moi... C'est comme c#a... Ils mangent. Elle compte. Elle a six coquilles dans son assiette et se retient de prendre une autre hui^tre. --- Mangez ! Elle re/pond poliment que c'est elle qui a mange/ presque toutes les hui^tres et que c'est a\ lui de les finir. --- Partageons... Partageons. Ah ! je suis de/sole', j'ai pris la plus grosse et il vous reste la plus petite... Essaie-t-il de plaisanter. Ils avalent. Tout a\ coup, il se de/cide. Il parle : --- Il y avait une cre^te. Il y avait les gars sur la cre^te. Je les vois. Je fais mon boulot. Je largue mes bombes sur eux. --- Quelle nationalite/ ? --- Peu importe. --- Je vous le demande, pour les voir... --- Le napalm... Vous savez ce que c'est. Ils avaient sur le dos ce goudron bru^lant... C'est du 119 goudron bru^lant... Ils sautaient du haut de la cre^te... Ils se jetaient dans le vide pour ne plus sentir leur souffrance... Et moi qui les voyais du haut de mon avion, je souriais... Vous vous rendez compte, je souriais... Je souriais en les regardant sauter !... Je souriais ! Sa voix a baisse/. Ils se contemplent... Jusqu'ou\ ? Jusqu'ou\, jusqu'ou\ peut-on contempler la nuit ? Jus- qu'a\ quels recoins peut-on avancer ? Oser avancer ? --- Vous vous rendez compte ! Je souriais... Je souriais... Je ne comprends pas pourquoi je faisais c#a. . . Elle chuchote : --- C'e/tait du sadisme. --- Ne dites rien. Je ne veux pas savoir ce que c'e/tait... On a vingt ans... On vous a comple\tement conditionne/... On vous donne un blouson... Vous avez des insignes partout... On vous a de/core/... Vous vous sentez important. Vous e^tes seul dans votre avion... Vous volez... Vous e^tes au-dessus de tout... Et vous e^tes vivant... Vos copains sont morts... Mais vous, vous e^tes vivant et vous avez vingt ans... Et vous envoyez la mort partout. Vous avez un -blouson, un beau blouson. Vous e^tes fort... Seul mai^tre a\ bord. Les types, vous avez le pouvoir de les tuer ou de ne pas les tuer. C'est de vous que leur vie de/pend. Vous, vous volez, vous volez... Vous e^tes dans le ciel, vous e^tes dans les airs... Vous avez l'impression d'e^tre Dieu... Vous e^tes Dieu. Elle sent les frissons onduler le long de ses verte\bres comme la reptation d'un serpent. --- Et puis, c'est une guerre personnelle... C'est un engrenage... On a descendu vos copains... Alors, a\ 120 votre tour, vous allez descendre ceux qui vous ont tue/ vos copains. Vous allez venger vos copains morts. Une bombe pour celui-ci, une bombe pour celui-la\. Et vous appuyez sur un bouton. C'est propre. Vous ne voyez pas de sang gicler. Vous ne braquez pas un pistolet sous le menton de quelqu'un. C'est abstrait. Il suffit de vos boutons. Et les bombes pleuvent... Vous n'avez pas les mains tache/es... Vous restez e/tranger a\ la mort... comme a\ la vie... Cette viscosite/ des hui^tres l'e/tonne... Quelque chose de primitif, de verda^tre, d'a^cre comme la bile... Elle est en train de ma^cher sa bile comme un bouchon muqueux, e/coeurant comme de la matie\re humaine encore vivante dans laquelle elle enfonce les dents, la langue, tout en essayant de poser des questions sur un ton neutre. Mais il ne l'entend pas. --- Je sais ce que c'est que tuer. J'ai tue/. --- Vous ne les sentiez pas mourir? Il ne la voit plus: --- Est-ce que c#a ne vous arrive jamais, lui dit-il soudain dans un souffle, de penser que la re/alite/ n'existe pas, qu'il n'y a pas de re/alite/ ? --- Que voulez-vous dire ? Demande-t-elle. --- La re/alite/, c'est-a\-dire : nous, les autres, l'uni- vers, tout... Je me dis quelquefois que tout est faux... Que rien n'est re/el... Que c'est une ide/e... Juste une ide/e... Qu'il n'y a qu'une ide/e... et que le ciel, la terre, la vie... tout c#a, ce n'est pas vrai... C'est ce qu'on croit mais ce n'est pas vrai... Ou\ sont-ils ? Ils avancent... Jusqu'ou\ ?... Elle suffo- que. 121 --- La ve/rite/..., tente-t-elle d'articuler faiblement... Il y a la ve/rite/... --- Que peut-e^tre rien n'existe, les hommes n'exis- tent pas, le corps n'existe pas... Vous ne vous le dites jamais ? insiste-t-il. Elle a mal aux yeux a\ force de chercher a\ regarder ce qu'elle ne voit pas encore, ce qu'elle n'accepte pas de voir d'un homme ; il l'entrai^ne dans le progressif e/touffement, dans cette lente compre/hension. Elle re/pe\te : --- Il y a la ve/rite/... Il y a le corps... Il y a le ventre, le sang des re\gles... Le lait de la naissance... La peur de mourir... Surtout la peur de la mort de ceux qu'on aime... La te^te du be/be/ qui sort de sa me\re entre les deux cuisses qu'elle a e/carte/es pour lui livrer passage. Comment douter de la peau, de la chair, des terminaisons nerveuses, de ce qu'on sent? Comment ne pas sentir la vie ? --- On est peut-e^tre... Il n'y a qu'une ide/e... Que la pense/e... Comment vous expliquer ? On n'arrive pas a\ saisir tout l'univers par la pense/e... On se cre/e des images... Mais ce sont des images... Ce ne sont pas des e^tres en chair et en os... L'humanite/ n'existe pas... C'est une ide/e... C'est abstrait... Seulement une ide/e... --- Quand vous e/tiez dans le ciel, dans votre carlingue vous e/tiez plus proche de l'abstraction que nous qui restons a\ terre... Vous ne voyiez plus rien, vous ne voyiez plus les jardins, les cailloux, les insectes, les visages, la couleur des yeux, les fleurs... Vous e/tiez au-dessus... tre\s loin... plus proche de la conception de l'esprit que de celle du corps... Vous 122 voyagiez dans un espace ou\ tout devenait mental, ou\ vous perdiez le contact physique... --- J'aurais perdu la raison sinon... On avait vingt ans, vingt-deux ans... On nous obligeait a\ tuer... Vous, vous parlez en femme, en femme habitue/e ou destine/e a\ prote/ger et nourrir la vie... Moi, je viens de le comprendre en vous e/coutant: je me dis que le monde n'existe pas parce qu'ainsi je peux nier la mort, je veux m'e/loigner d'elle, me cacher que j'ai tue/... Ne pas e^tre responsable... J'ai besoin d'ignorer ce que j'ai fait pour pouvoir continuer de vivre... Je ne supporterais pas sinon... Je... Quelque chose doit vaciller en lui depuis long- temps. Elle murmure : --- Vous me rappelez le mari d'une amie qui me disait: Vous, les femmes, le corps vous parle, il communique la vie a\ votre parole mais nous les hommes qui ne sentons pas la vie s'e/laborer dans notre corps, nous qui n'enfantons pas et qui distri- buons nos spermatozoi%des sans pouvoir contro^ler leur devenir, nous qui n'avons pas vos cycles biologiques pour e^tre informe/s, re/gle/s par la vie, par la vie du corps, il nous reste la vie de l'esprit, l'autre vie, l'au-dela\, la pense/e, la cre/ation, l'invention, l'infini, la me/taphysique, Dieu ou\ rien n'est impossible, rien n'est jamais acheve/, jamais atteint, nous avons l'e/ter- nite/ devant nous, nous ne mourons pas, nous mon- tons dans une e/rection de tout notre esprit car un homme, qu'est-ce que c'est ? On ne sait pas ce que c'est. L'homme est une hypothe\se. L'homme est d'abord une femme. Alors que vous, en l'espace d'une vie de femme et de me\re, vous avez tout connu, vous e^tes alle/es au bout. Vous avez fait le 123 tour du corps, vous e^tes alle/es de l'origine a\ la fin et vous n'avez pas d'autre espace que celui-ci, celui de la vie situe/e dans le corps qui nai^t, se reproduit et meurt... L'ancien pilote s'exclame comme s'il rugissait: --- J'ai e/te/ fide\le a\ ma femme ! Mais parfois... je sens une impulsion. Bestiale. Vous entendez? C'est de la bestialite/... De la bestialite/ ! Une bouffe/e... une bouffe/e de bestialite/... c#a m'envahit a\ la vue d'une femme mais rien ne se passe. Je ne peux pas bouger, pas parler, car, malgre/ les apparences, je suis timide. Vous me voyez sauter sur une femme dans la rue? Et lui dire : J'ai envie de faire l'amour avec vous ? J'ai seulement envie de c#a ? Il descend son regard dans le sien, il descend au fond d'elle, elle s'agite sur sa chaise. Elle baisse les yeux. --- L'homme est toujours celui de Ne/anderthal et me^me celui d'avant. Il descend de l'hominien. La position verticale n'a rien change/ pour lui. Il a toujours son truc qui pend entre les jambes... Tandis que chez vous, les femmes, votre organisme ne s'est pas adapte/. Vous e/tiez, avant, des femelles a\ quatre pattes et la position de vos organes en e/tait modifie/e. Regardez la vache d'ou\ on tire le veau: c'est comme un tube a\ l'horizontale car vous, la verticale, c#a ne vous convient pas, c'est pourquoi vous souffrez pour accoucher et vous manquez souvent de plaisir dans le coi%t, vous n'avez que votre clitoris. Le clitoris, c'est votre pe/nis. Il vous fait jouir. Mais pour le vagin... (Attention ! La\, c#a devient scabreux...) Regardez les chiens. C'est par-derrie\re que c'est le mieux pour vous... Comme pour les chiennes... Vous savez, on 124 est tous homosexuels ! On ne se l'avoue pas toujours. C'est pourquoi, pour nous, les plus belles femmes sont des hommes. Ce sont ces femmes qui ont le vagin en cul-de-sac, qui n'ont pas d'ute/rus, comme certaines meneuses de revue... Des femmes d'un me\tre quatre-vingts. Elles sont sans hanches, elles ont des seins tre\s petits. Toutes des femmes qui ont e/te/ ope/re/es. Elles avaient deux testicules rentre/s. Mais pour nous, ce sont les plus belles parce qu'elles sont des hommes et que nous, nous sommes tous homo- sexuels... Je vais vous raconter ma premie\re fois ! --- Ah? --- Moi, avant, je croyais que ce serait romantique, long, avec des caresses et tout et tout... Oh ! mais alors ! quel choc ! J'ai de/gueule/... Elle s'est de/shabil- le/e... la\... comme c#a... tout de suite... Elle avait vingt-cinq ans. Pour moi, c'e/tait une vieille. Pendant un an, je n'ai pas recommence/. Il m'a fallu un an pour me reprendre. Vous avez eu des expe/riences homosexuelles ? --- Non, jamais, et vous ? --- Jamais ! c#a ne m'inte/resse pas. Ah ! si! Une... Je vais vous faire rigoler. On e/tait en Allemagne. On venait d'atterrir. Une panne... La nuit... Il n'y avait pas assez de lits pour les gars. On dort a\ deux dans le me^me plumard, mon copain et moi. Soudain, vers deux heures du matin, il se re/veille : << Non ! Roussel! Pas c#a !>> Je sursaute. Il est debout en pyjama. Vous avez compris ce qui s'e/tait passe/ ! Moi... quand je sens un corps contre le mien, je le caresse... J'avais oublie/ que c'e/tait un homme... --- Vous e/tiez a\ demi re/veille/ ? C'e/tait votre sub- conscient ? 125 --- Pensez-vous ! Je dormais ! Je me croyais a\ co^te/ d'une femme, je n'aurais jamais eu ce geste sinon ! Apre\s, j'ai e/te/ honteux. Les copains ne m'ont pas tous cru. Il y en a eu la moitie/ pour conclure que j'en e/tais une ! Ah ! Roussel, on ne savait pas que c'en e/tait une ! J'avais beau leur expliquer... Au fait, Edma, vous ne voulez vraiment pas boire un peu de vin ? Vous ne voulez pas qu'on aille prendre un pot apre\s ? Evidemment pour boire de l'eau, ce n'est peut-e^tre pas tre\s agre/able... Mais apre\s tout, moi, je bois vos paroles. Je suis suspendu a\ ce que vous dites... Je vous sens un esprit libre... tellement libre... J'esprit le plus libre que j'aie jamais appro- che/... Si. Si. En vous, il y a une liberte/ exception- nelle, infinie... Un esprit comme je n'en ai jamais connu. Que faites-vous de votre liberte/ sexuelle ? Elle a re/pondu tre\s vite : --- Je n'en ai pas. La liberte/ sexuelle, c#a n'existe pas. Tant qu'il y aura une contradiction entre le corps et l'esprit, on ne sera pas libre sexuellement. Pourquoi Edma parle-t-elle avec autant d'emporte- ment ? De conviction ? De regret ? Par quoi se sent-elle de nouveau si de/prime/e, si re/prime/e ? Pourquoi ne pas se de/tacher d'un seul coup de toute cette abjection ? De cet homme au regard insoute- nable ? Pourquoi reste-t-elle la\, si tard ?... Qu'attend- elle encore ? Qu'espe\re-t-elle du de/sespoir qui filtre toute cette parodie d'une rencontre ? Qu'y a-t-il encore a\ dire... a\ faire... Ne sont-ils pas alle/s au plus nu ? Pourquoi ne peut-elle pas se de/gager de la passivite/ moite qui s'est empare/e d'elle et qui la salit et lui rend lointains tout le restaurant, toute la rue ?... 126 --- On porte tous un masque... On joue tous un ro^le..., chuchote-t-il en souriant. Mais derrie\re le masque ? Derrie\re le ro^le ? Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qu'il y a au moment ou\ un homme et une femme font l'amour ? Qu'est-ce qu'il y a qui ne se dira jamais, ne se comprendra jamais, ne se rejoindra jamais? Qu'est-ce qu'il y a derrie\re ce que chacun se raconte a\ soi-me^me en secret et qu'il masque a\ l'autre en lui disant autre chose, en lui mimant autre chose ? C'est ce que je voudrais comprendre... C'est ce que je n'arrive pas a\ comprendre... Dites-le-moi, vous, madame, ce qu'il y a derrie\re vous, derrie\re moi. . . " La mort, la mort... ", se dit-elle en grelottant anxieusement. Elle dit a\ voix haute : --- Ce qui est le plus excitant, le plus sexuel, c'est peut-e^tre la mort... Rassurez-vous... Je ne vous prends pas pour mon assassin virtuel. Je ne vous demanderai pas d'e^tre mon assassin... De/bordement de ces mots qui touchent Edma, qui bavent sur ses seins comme s'ils les embrassaient, de ces mots qui enlacent les reins, des mots qui vous e/lancent dans la moelle e/pinie\re, mots ge/ne/rateurs d'un de/gou^t qu'on prend d'abord pour de l'attirance et qui vous tenaille, dans ces phrases qui ont des le\vres et une langue, dans votre te^te, pour vous le/cher jusqu'a\ l'aversion, jusqu'a\ ce que vous vous sentiez palpe/e par cette violence e/rotique qui, sur toute la peau, vous galvanise, fro^le votre dos. Vous tressaillez. Vous frissonnez. Mais vous e^tes introduite dans l'intimite/ d'un monstre. C'est trop fort. C'est trop tard. Vous e^tes se/duite par la mort. Ses confidences de/shumanisent assez l'homme pour lui 127 livrer la sensibilite/ de la femme e/le/mentaire qui se de/composait en elle-me^me avant d'e^tre ainsi trouble/e par cette seconde nature qu'elle se cachait comme son double qu'elle recueille goutte a\ goutte dans ce ruisselet de venin enleve/ au courant de paroles, sous les mots que le couple d'un soir creuse au hasard en frappant les apparences a\ coups de pioche jusqu'a\ atteindre des aveux ou\ commencent a\ luire les yeux des profondeurs et a\ se de/voiler les fondements du mal, les perversions plus fortes que l'amour, dans le vacillement des sensations, dans ce climat du milieu de la nuit ou\ la me/fiance est oublie/e, ou^ la fatigue souligne de cernes sombres le regard et ou^ les serveurs du restaurant, pour faire partir les derniers clients, superposent les chaises et balaient, rangent autour d'eux et Edma s'est leve/e titubante, engourdie par une torpeur trompeuse. --- On nous chasse. Il doit e^tre plus de deux heures. Il faut partir..., dit-elle d'une voix molle comme si elle ne savait plus comment interrompre cette familiarite/ avec le danger et l'horreur... Dans le parking de/sert, au deuxie\me sous-sol, il s'est enfui. Heureusement, il s'est enfui avant de l'agresser, avant de la toucher. Elle venait de refuser de le revoir. Quelques heures, il l'avait aime/e. Il a juste eu le temps d'appuyer ses le\vres sur la petite main de la jeune femme pour lui dire adieu. Le visage de l'homme s'est durci, est devenu me/connais- sable. Elle s'e/tait laisse/e glisser elle aussi trop vite sur la pente d'un lien dont la seule issue permise e/tait la frustration, cette de/chirure comme une male/diction... 128 Et il a disparu dans son propre e/clat sauvage, dans les zig-zags nocturnes de la chair, du sperme et de la sueur. Pendant plusieurs nuits, elle s'emprisonne dans son cra^ne, dans la boi^te osseuse ou\ le cerveau enferme/ lui fait mal, ou\ elle se de/place dans la masse fibrineuse des rouges comme dans l'e/cume du flot d'une arte\re ouverte ; elle ressasse la coloration aortique du coeur contrarie/ par la pousse/e trop noire, elle re^ve dans le caillot ou\, du rouge e/carlate liquide de la sensualite/, il ne reste peu a\ peu que cette raideur cadave/rique d'un flux mort, que la gele/e du sang et de la lymphe ou\, fige/, l'e/lan du corps ne peut pas continuer... Les colonnes de feu d'une pluie de rayons illumi- nent les collines du terrain de golf dont le gazon allume des fuse/es d'or entre les arbres sous l'arc lumineux du soleil. La terrasse domine les plaines de labour et les marais. Edma regarde e/blouie le cours sinueux de la rivie\re ou\, entre les bouleaux, les che^nes, les charmes, les coudriers, les noisetiers, les ormes, les he^tres, flottent les longues tiges des renoncules d'eau dans cette verdure tourbeuse des pre/s mare/cageux et des e/tangs e/toile/s de tre\fles d'eau ou\, l'apre\s-midi, la jeune femme marche, mouille/e jusqu'a\ mi-jambes, dans le parc inonde/, fleuri par le lis des e/tangs aux larges feuilles nageantes. Ou\ est-il ? Qui e/tait-il ? Un ivrogne ? Un pilote ? Un fou ? Un homme plus vrai que les autres ? Ou\ est-elle ? Ou\ sont-ils, se/pare/s, maintenant, par des 129 cloaques de sang noir comme par le mouvement discontinu du cerveau quand le sang ne s'y porte plus avec assez de force, quand l'e/nergie ce/re/brale s'affai- blit, quand, ayant trop saigne/, le blesse/ ou le malade se prostre et qu'a\ cause de l'he/morragie sa vue commence a\ diminuer, ses muscles a\ ne plus re/- pondre, sa chair a\ ne plus sentir ?... Et nous n'osons pas... Nous n'osons jamais... Nous ne passons jamais a\ l'acte parce que l'instinct de conservation est le plus fort me^me si, derrie\re ce que nous nous empressons de nous dire, nous continuons d'entendre ce que nous taisons... quand ces tiges grimpantes, charnues, internes, orales du de/sir attei- gnent en nous une hauteur qui nous oblige a\ les ravaler dans la bouche comme si nous ravalions de la salive pour tout retenir, pour ne pas parler, pour ne rien avouer, pour que ces tiges ne se terminent pas par un panache de fleurs, par ces coloris changeants, par ces fleurs cramoisies, feu, jaune d'or, pourpres dont notre souffle disperserait les ake\nes bru^lants dans cette parole de notre sang... XXII. LA VIE Ayant tire/ le couvre-lit jusqu'au menton pour s'abriter de l'humidite/ qui pourrit les colombages des murs, Edma e/coute le clapotis du lac ou^ baignent les fondations de l'arrie\re de l'immeuble ; elle re^ve a\ la vie, a\ la nursery e/claire/e par deux grandes fene^tres ou\, les jours de pluie, son enfant pourra jouer comme s'il e/tait au grand air dans cette pie\ce ae/re/e, dans cet asile entoure/ d'un fosse/ comme une forte- resse cerne/e par des te/ne\bres, par les touffes des bruye\res, par une maternite/ angoissante. Pousse/e la nuit par sa peur, elle se le\ve, regarde par la fene^tre pour voir si personne n'est en bas comme si, en dehors de rares intervalles de re/pit, elle se sentait assie/ge/e par les ombres qui, dans son vertige, lui donnaient envie de tomber, de\s que, de nouveau, elle apercevait le vide, et de disparai^tre... Et dans l'envoi du sang purifie/ dans le corps, et dans l'envoi du sang vicie/ dans les poumons, et dans ce va-et-vient rouge et noir des deux sangs qui ne se me/langent jamais, on se parcourt, secoue/, nuit et jour, tanto^t par les pousse/es du mal et de la mort, tanto^t par les pousse/es du bien et de la vie, dans cette ambivalence, dans cette angoisse qui, a\ gauche, a\ droite, tendent maladivement a\ confondre les deux moitie/s distinctes, la personnalite/ claire et la person- nalite/ sombre sans que rien, en nous, ne se de/cide, sans qu'on parvienne a\ choisir une voie, sans que cesse de se bloquer la respiration. 131 Du corps, jaillissent des e/tincelles ou\ le souffle, dans le thorax et dans le sternum, bru^le avec un cre/pitement ou\ elle se sent atteinte par des courants contraires comme par une de/charge e/lectrique qui tue sur le coup en re/duisant en cendres ; et dans les grondements, l'imminence de la mort e/clate entre un nuage et la terre comme la foudre peut fondre du me/tal, abattre un arbre, renverser et briser un rocher dans ces aubes noira^tres ou\, entre le jour et la nuit, la pa^leur de la lumie\re tonitrue dans l'esprit ou\ les sons des de/combres se propagent de l'oreille jusqu'a\ l'oeil qui croit voir alors le tremblement du sol, les duels d'artillerie, le fracas, la de/molition, les de/flagra- tions, les de/tonations, les salves, le tir, les sifflements, les explosions se dessiner sur un feu d'artifices, sur un de/luge de feu ou\, dans les ruines fumantes de la te^te, se profilent la peur, cette me/moire calcine/e, ces villes noircies pilonne/es par des escadres ennemies dont les bombes se de/clenchent, pleuvent sur les immeubles qui s'e/croulent sur les monceaux de cailloux et de ferrailles tordues, sur les rues de/fonce/es, au plus sombre de nous-me^mes ou\ il n'y a plus d'abri possible, seulement des cadavres, cette angoisse qui, dirait-on, pressent une catastrophe qu'on se rappelle confuse/ment comme si on recommenc#ait sans cesse a\ mourir, a\ mourir, a\ mourir encore, a\ mourir tou- jours, dans cette impossibilite/ de vivre, de revivre... A l'inte/rieur d'Edma le jour se bat contre la nuit. Ainsi, a\ peine la peur passe-t-elle dans ses yeux que de/ja\, chez Edma, tout est bombarde/, mitraille/ : le syste\me nerveux se de/compose, les muscles se paraly- sent. Elle pa^lit, couverte de sueur et de/chire/e dans son sang, dans les vaisseaux ou\ coule son sang auquel 132 les lueurs communiquent ces vibrations transperce/es d'e/clats e/blouissants et meurtriers ou\ la jeune femme aux dentelures rougea^tres circule en spirales en descendant dans ces replis des cavite/s ou\ personne ne va jamais, dans ces se/ries des chambres rouges de notre coeur se/pare/es par des e/tranglements ou\ Edma, quittant progressivement le soleil puis la lune, en- jambe les pierres d'e/boulements et s'enfonce dans les parties glaiseuses de la cave, dans la boue liquide, traverse a\ la nage les lacs souterrains, la dilution du corps, pour regagner la terre maternelle, l'argile de chair par les ravins, par les bourrelets, par les nappes d'eau, par le trou ou\, pour passer, il faut se mettre a\ plat ventre dans la grotte de l'inte/riorite/ qu'e/clairent, seuls, les cristaux de la lumie\re ute/rine crible/e des scintillements de nos re/miniscences ou\, au moindre effleurement de la conscience, les sensations se de/sagre\gent dans ce cha^teau des brouillards de notre cerveau assailli par l'inse/curite/, quand l'an- goisse, comme un guetteur veillant dans notre souf- france, aperc#oit le sommet des cre^tes, l'extre/mite/ de la valle/e, le monde menac#ant. Ce qui attire Evrard, c'est la translucidite/ d'Edma, c'est le teint, c'est le rouge vital qui, le soir, enflamme la jeune femme, c'est ce vermillon, c'est ce cendre/ du couchant, c'est la boule de feu du soleil nocturne, ce sont les nuances rubis de l'inte/rieur du corps re/duit a\ un foyer rougeoyant, a\ une carnation d'aure/oles et de nuages, a\ ce rouge fonce/ de nos visce\res que nous ne voyons jamais. 133 Et uni a\ Edma par l`abstraction ou la figuration du sang, Evrard, tout pre\s de la jeune femme et de ses formes multiples, ne peint jamais que sa propre ferveur; et l`artiste ne se lasse pas de cette compagne lumineuse qu`il cre/e et recre/e ainsi jour et nuit la de/versant dans la direction de son coeur, dans ses muscles traverse/s de veines qui se crispent, se compriment, pompent le sang dont l`e/clairage projette des ombres et des noirs biologiques, psychiques sur le rouge absolu, sur le fond de la vie, dans l`atelier pulsatile de vaisseaux, de fibres, de cellules ou\ traville la spiritualite/ picturale de l`oeil, dans cette dualite/ ou\ les paroles nous invitent a\ voir d`autres choses que celles qu`elles nous montrent de me^me que l`amour parvenu a\ la limite du de/sir ne s`exprime plus que par l`hostilite/ dans les yeux, dans le rouge vif, dans l`afflux sanguin, dans les rouges fonce/s de l`oeuvre de l`obscurite/, derrie\re les cloisons de veines, d`arte\res, de ligaments, de ganglions, les co^tes, les nervures bruna^tres ou\, allant du rose au pourpre et de l`ombre a\ la demi-teinte et au reflet, palpitent toutes ces couleurs de la lumie\re organique dans la transparence de la peau, dans les fre/missements du corps et du visage contracte/s par l`effort de dissimu- ler, de dominer leur tension. Evrard contemple ce profil, le front, la paupie\re, les cils, le sourcil, le menton, la joue, le cou, tout ce modele/ d`une beaute/ qui communique l`invisible au visible et qui n`e/mane ni du corps ni du visage mais de la foi qu`elle e/veille. Beaute/ d`Edma qui est confuse/ment quelque chose de lui-me^me... Quelque chose qu`il ne lui donnera jamais le droit de trahir, de renier... 134 Dans la chambre vert mort la lumie\re du jour venant du nord et franchissant les douves tombe sur l'escalier en colimac#on et projette les ombres rouge e/teint sur les rainures du che^ne noir, sur le carrelage en carreaux rouges, dans la couleur grenat de cette pe/nombre sanglante ou\, par les nuits d'e/te/, luisent a\ la clarte/ de la lune les pierreries, les saphirs fondus dans les vitraux sur lesquels se de/tachent les sil- houettes d'Evrard et d'Edma enferme/s au quatrie\me e/tage tout en haut de l'immeuble e/difie/ en pierre des cours d'eau ou\ les boursouflures, les grains de sable, les irisations, les bulles des vitres peintes en pourpre nimbent les hauts dossiers des chaises, le cristal rouge de la carafe et des coupes, les volutes de l'anse de la the/ie\re en forme de de/esse aile/e, les bleus nuageux, poudre/s des vagues marines des torsades du pie\te- ment des tables en orme, en palissandre, les bru^le- parfum, dans la passementerie, dans l'argenterie, dans le vermeil, dans le verre cathe/drale, dans les sculp- tures de l'appartement enveloppe/ de glands, de franges, de boutons, de cordelie\res, de portie\res doubles, de triples rideaux, de tentures seme/es de lions he/raldiques rouges, sous les poutres et sous les solives de la charpente de ce refuge ou^, de ge/ne/ration en ge/ne/ration, de naissance en de/ce\s, se transmettent les he/ritages, les donations, les ares de terre, les centiares de terre, le linge, les services a\ dessert, les services a\ cafe/, les proprie/te/s assurant la continuite/ de la famille, fre\res et soeurs germains issus de mariages, ligne/es de cultivateurs, de jardiniers, d'in- dustriels, de notaires, de princes aux me^mes besoins de confort, de se/curite/, d'e/ternite/ qui les obligent a\ 135 le/gitimer, a\ le/galiser, a\ signer, a\ enregistrer, pour posse/der, pour conserver. Et Evrard se couche contre les courbes neigeuses, dans l'odeur laisse/e aux draps par l'amour, aspire les hanches, les seins, la cambrure de la taille comme les effluves de cette peau qu'il a pris l'habitude de toucher, de caresser dans la chambre empestant la moiteur, la sueur comme si n'e/tait jamais ae/re/ le lit ou\ remuaient les genoux, les cuisses, les reins excite/s par les baisers, ou\ Edma, peu a\ peu, s'entrouvrait, s'ouvrait sous la langue, sous les dents qui la fouillaient, qui s'enfonc#aient en elle, dans le re/seau de vaisseaux sanguins a\ peine recouvert par cette carnation purpurine, par cette gra^ce dont Evrard avait l'impression en l'e/treignant, en la mordant, de chiffonner, de violer la finesse quand il serrait dans ses bras cette femme e/lastique presque che/tive dont il e/largissait, il distendait la chair qui soupirait, qui s'adaptait, qui ce/dait aux frottements par lesquels elle se sentait creuse/e, battue, rythme/e, amene/e aux spasmes quand ni cet homme ni cette femme ne pouvaient se dire rien d'autre, rien de plus que l'union infinie ou\ ils se ranimaient l'un l'autre, ils renaissaient l'un de l'autre comme s'ils ne se voyaient plus, comme s'ils se perdaient dans la nature ondula- toire de la lumie\re, dans l'amplitude de l'onde qui rayonnait dans leurs yeux ferme/s sur la seule chaleur, sur la seule vitesse de leur sang ou\, arrive/e a\ son point le plus haut, attaque/e par les coups re/pe/te/s et emporte/e par cette monte/e du fond dont les vagues, le roulement remuaient son ventre, la frappaient, la soulevaient, produisaient ces forces, ces remous dia- pre/s, e/tincelants qui l'entrai^naient, l'irisaient, l'illumi- 136 naient, la rendaient phosphorescente dans le flot de nuit bleua^tre allume/ par la pousse/e du sang qui la jetait contre l'homme, Edma, e/branle/e, brise/e, pres- que inconsciente, se sentait soudain gagne/e par la vie. Un soir de pluie, alors qu'Evrard et Edma lisent au coin du feu, un coup de sonnette les tire de leur repos. Edma sursaute, va ouvrir, revient quelques minutes apre\s : --- Qui e/tait-ce ? --- Personne. Elle se rassoit, le/che/e par le reflet des flammes. Il l'observe sans re/ussir jamais a\ percer la brume des pense/es de la jeune femme qui voyage sur les escarpements, sur les cimes des nuages qu'escaladent ses yeux e/loigne/s de la ville par ces terres d'herbe, par ces re^ves, par ces flaques d'eaux de pluie, par ces bords des lacs et des mares, par les sinuosite/s des ruisseaux qui serpentent, s'e/vaporent, routes liquides, brillantes de graviers, de cailloux, de quartz, d'agate, routes de montagnes imaginaires, obsidienne du sang dont le rouge s'estompe, s'adoucit, se cache parmi les arbres rabougris, parmi les roseaux traverse/s par des vole/es de canards qu'Edma suit, au-dessus des es- paces vides de l'eau, au-dessus des versants des hauteurs de l'horizon, au-dessus du brouillard, au- dessus du ciel dont elle ne voit plus parfois que les hachures, qu'un pointille/... Les bu^ches ge/antes bru^lent dans le brasier. --- Tu veux une couverture ? Evrard e/tend la nappe de lainage sur les longues 137 jambes de la jeune femme enveloppe/e d'un plaid et pelotonne/e dans les coussins de la chaise longue. La fene^tre est cingle/e par la pluie. Edma, buvant, se sent abrite/e par le the/, par cette eau tre\s chaude qui calme sa gorge. --- Ou\ vas-tu? --- Faire un tour. --- Par ce temps? Elle s'essuie la bouche avec la serviette a\ the/; elle voudrait l'accompagner, avoir la liberte/ de marcher comme lui, de courir, d'aller dans le vent. Elle frissonne en repensant au petit revolver a\ six coups qu'elle avait entrevu chez la grand-me\re de Dorothe/e qui lui avait explique/ : << Une femme, dans des lieux isole/s comme ici, doit savoir manier les armes... >> Lasse de cette existence morne, Edma ne sait plus comment fuir sa retraite sauvage, ces solitudes touf- fues, alimente/es par une se\ve trop riche, trop vivante ou\ dehors pendant des kilome\tres et des kilome\tres pas un homme, pas une femme ne se montre dans ces hautes herbes, dans ces re/servoirs d'air, de parfums ou\ ne s'aventurent que les obsessions, les hantises. Edma s'est calfeutre/e dans la bibliothe\que ou\ le plafond et les lambris e/clairent la luminosite/ de la pie\ce baigne/e par l'e/clat du bois encaustique/ et teintent la clarte/ pluvieuse qu'incrustent les roux, les bruns, les noirs de l'e/be\ne et de l'acajou dans cette marqueterie de lumie\res inte/rieures et exte/rieures. --- Femme d'inte/rieur... Mai^tresse de maison... Me\re de famille... Sa femme, se re/pe\te la jeune 138 femme emmitoufle/e dans une robe de chambre comme si elle e/tait emmitoufle/e dans ce parquet, dans cette rampe, dans ces balustres, dans ces e/tage\res, dans cette e/chelle, dans ces meubles, dans cet escalier, dans cette mosai%que de bois, de ciel, d'encaustique dont l'odeur lui pique les yeux, dans ces crises, dans ces orgasmes, dans ces a\-coups, dans ces jets d'e/cume, dans ces cris, dans ces de/charges, comme si la vie ne pouvait jamais qu'e^tre une tempe^te de folies et de plaintes qu'on n'e/vite jamais quoi qu'on rec#oive de l'amour ou qu'on lui donne... Un apre\s-midi, il pleut a\ torrents. Elle monte sur le promontoire d'ou\ on surplombe la mer de sang, elle prend par la pense/e l'un de ces sentiers dange- reux pendant les averses, elle se fraie un chemin dans la boue ou\ la marche est pe/rilleuse, ou\ on risque de glisser, de se pre/cipiter dans le vide. Elle guette le rejaillissement du lac engouffre/ dans les gorges ou\ on est prive/ de toute communication avec la terre ferme. Un triple rempart de gros nuages l'empe^che de voir, le vent amplifie les distances, e/carte les murs qui sifflent, qui la transpercent, qui la mouillent, qui l'exilent. Elle est loin de tout secours. On l'a livre/e au fracas rougea^tre, trouble, tempe/tueux ou\ il n'y a plus qu'elle-me^me e/gare/e dans sa vue brouille/e, dans cette sueur profuse, dans ces e/tendues qui se compli- quent, qui l'e/tranglent, qui se de/chai^nent en cascades, en fleuves. Elle ruisselle. Elle a peur, peur de ces ravins de mort, peur du noir, peur de la folie, peur qu'Evrard ne revienne pas la rassurer, l'aider a\ avancer, peur d'une chute, peur de ce vertige ou\ , 139 agite/e par les tornades intraveineuses, elle a soudain envie de se mettre a\ hurler, hurler au-dessus de l'abi^me de sang ou\ elle confond tout, ou\ me^me la maison ne suffit plus a\ la prote/ger, a\ la garder a\ l'inte/rieur, a\ la retenir, ou\ plus aucune limitation ne peut enclore Edma quand la chambre, la bibliothe\- que, le salon cessent d'e^tre des lieux su^rs et que les pie\ces se divisent en atomes comme si elles e/taient les gouttes du sang d'Edma pulve/rise/e, re/duite a\ se de/sinte/grer, a\ se de/former dans un enfer ou\ la pense/e disparai^t, ne parvient plus a\ aucune figure, perd soudain la re/alite/ quand il n'y a plus de salut, qu'on est seul, abandonne/, que, d'un instant a\ l'autre, on peut mourir, voir mourir, faire mourir... et qu'on est pris dans ces vagues de cruaute/ et de sadisme qui arrachent tout... dans leur violence, dans le sang verse/ par la violence, dans ce sang rose comme les plumes de l'ibis et rose comme l'ame/thyste et rose ou violace/ comme le mica pailletant la roche et rouge comme les plumes du flamant et rouge comme les bancs de coraux et rouge comme le rubis de Bohe^me et rouge ou rose comme les cornalines et rouge chair comme le grenat et rose/ comme le chatoiement nacre/ d'une perle, comme la blessure de l'homme tombe/ par terre qui saigne beaucoup et tache le sol mais, loin du meurtre, Edma, de l'autre co^te/ du sang, anticipe l'autre sang, elle descend la rue, la rue de la chair, la rue des marbres rouges, la rue du sang veine/, flamme/, la rue gluante de tendresse, dans les globules rouges de l'i^lot sanguin dont, de\s le de/but, sa grossesse a suivi la coloration qui la dilate au bout de cette extension de ses parois, au bout de ces efforts de l'abdomen, au bout de cette rue des 140 Valle/es longeant la rivie\re rouge du travail de tous les muscles irrigue/s par le sang qui arrive aux nerfs, a\ la moelle, au cerveau du foetus qu'Edma, contractant ses fibres, rompant ses membranes, la^chant brusque- ment le liquide amniotique, pousse hors de l'obscurite/ de l'ute/rus tandis que giclent le de/collement du placenta, ce sang de femme, le sang de la naissance du sang, le cri d'un nouveau-ne/... comme l'enfant d'une crainte et d'un de/gou^t vaincus, comme si, au terme du combat de l'amour contre l'angoisse, l'es- poir se rapprochait d'Edma pre\s d'accoucher... Rouge gravide, rouge e/ventre/, les intestins pendent dans le bombardement ou\ les trains de/raillent, la rue, le quai sombrent dans les canaux de sang de son passe/ qui se de/chai^ne, la^che ses chiens, meutes visce/rales, spasmes, vomissements ou\ les ongles, les dents trouent la peau, cherchent a\ ouvrir les veines de l'orpheline de guerre qui se frappe, se trai^ne, s'e/trangle, supplie, s'e/vanouit, se blesse, se cogne contre le mur, crache, bave, saigne, avorte mais contre quel ennemi s'e/puiser ainsi a\ lutter ? Evrard l'apaise, l'emmaillote, elle renonce a\ se de/battre, a\ l'implorer, elle ne le cherche plus, il ne peut pas. Elle blondit les murs, elle blondit le sol, le soupirail, elle blondit le brouillard qui l'empe^che de voir, elle blondit l'aphasie qui l'empe^che de parler, elle est la\, il y a une me\re blonde, sa me\re, sa renaissance, sa retrouve/e, cette femme blonde, intacte qui la baigne, aquatique, dans sa chevelure liquide, dans sa peau liquide ou\ toute la solitude va soudain se dissoudre, le brasier s'e/teindre dans cette blondeur 141 abdominale du lac qu'Evrard ne comprend pas et, moins il comprend, plus elle a envie de le battre, de descendre dans la rue, de courir vers le lac, de s'y jeter et de rejoindre l'ondine, sa me\re de sang, dans ces e/tats limites ou\ donner sa vie et donner la vie se heurtent dans le souvenir de l'ho^pital ou\, apre\s la ce/sarienne, elle fut la fille d'une me\re mourante, tue/e par une bombe, et se confondent, luttent dans la simplification des couleurs soniques, dans la cohe/sion de toutes les zones de rouges jusqu'a\ ce que cette anatomie ne repre/sente plus le corps, jusqu'a\ ce que cette biologique ge/ome/trie de sang tende a\ l'abstrac- tion, jusqu'a\ ce que l'assemblage de ces de/tails de lumie\res et d'ombres fasse vibrer l'eau ou\ la conscience d'Edma est plonge/e comme la vie qui passe des oreilles aux yeux ou\ les rouges sont cet e/change acoustique, cette caresse sonore, cette seule communication possible d'Edma et du foetus se percevant sans se voir, ou\ la jeune femme, sur la palette de sa maternite/ peintre, devine les tons rouges dont les intonations et les inflexions murmurent alors dans l'opacite/ colore/e du ventre papillotant de liquide amniotique ou\ le corps foetal est blotti dans la synthe\se ou\ l'enfant dans sa me\re est de/ja\ aux e/coutes de la vie de l'autre dont ses petites mains . palpent l'ute/rus, la paroi qui se sent chatouille/e, qui s'efforce de re/pondre au futur be/be/, de nourrir le dialogue peint, filtre/ par les touches de rouge de leurs deux sangs dont les bouffe/es montent ainsi parfois a\ la te^te d'Edma dans l'inflammation de la parole, dans l'otite affective ou\ elle a mal au sang, aux oreilles ou\ toute la souffrance afflue dans l'inconscient et de/- borde pour que l'instinct soit entendu, pour que 142 l'amour force le barrage de cette peur du rouge, de cette horreur du sang, de cet enfantement dans la douleur qui, du grave a\ l'aigu, persiste, archai%que, se fragmente dans les hurlements, dans les ra^les, dans les ge/missements de la peinture vocale de notre me/moire auditive d'un me^me sang ou\, a\ travers toutes les femmes mortes en couches, a\ travers une me\re morte pendant son accouchement comme a\ travers la mort d'une lointaine ai%eule parturiente, on s'est peut-e^tre entendu agoniser et mourir, dans une he/re/dite/ mille/naire, dans le bruit de rouges, dans ces rouges pelviens dont il nous reste comme une peur du corps, comme une peur d'e^tre femme, comme une phobie qui, dans notre regard, laisse des aplats de rouge, donne une rougeur liquidienne, une teinte neuro-ve/ge/tative a\ l'e/tendue de l'investigation, de l'auscultation ou\ la profondeur s'e/pure, s'e/tale en surfaces qui n'appartiennent plus qu'au sang, qu'a\ la descendance, qu'au me/canisme physiologique de ce rouge humain, de cette couleur prenant forme pro- gressivement dans ce son rouge, dans ces villosite/s d'un solfe\ge muqueux, dans cette notation rouge de la voix maternelle, dans cette visualisation de la musique de la peau, dans cette audition d'un brouil- lard de lumie\re, dans ce soleil vibratoire traversant l'e/paisseur et l'eau du ventre ou\ le foetus flotte avant que son premier cri, fusant des poumons, ne de/chire l'air et que, de\s la naissance, ne commence l'angoisse . Vers le milieu du mois de septembre, Edma voit l'automne venir, les tourbillons de vent charge/s de 143 poussie\re passer au-dessus du lac dont ils plissent les eaux sombres ou\ les jardiniers du parc municipal pilotent les canots en direction de l'i^le ou\ ils accostent. Parfois, un canot va plus loin et un homme de/barque sur le ponton de la berge d'en face. Edma, tapie le soir dans l'ombre rouge, s'abstient de tout soupir, parle peu et bas, ne veut pas e/veiller l'inquie/tude d'Evrard qui la regarde fixement. Les coproprie/taires de ces immeubles isole/s se replient sur eux-me^mes. L'humidite/ de/veloppe les maladies, l'asthme, les rhumatismes. La tempe^te soufflant souvent pendant plusieurs jours coupe toutes les tiges, toutes les racines des fleurs dans les jardins malgre/ la protection des murailles semblables a\ des fortifications sinistres. << Partir... >>, pense Edma mais la rue des Valle/es ou\ la jeune femme se promenait ne se localise me^me plus, devient l'anguille rougea^tre de l'e/coulement du sang, les membranes amniotiques biento^t rompues, l'innervation, la vascularisation distribue/es dans tout le cerveau, dans tout le corps d'Edma pour qui cette banlieue d'i^les et de presqu'i^les ou\ les insulaires vivent en marge du monde n'est plus qu'une impres- sion, qu'un sympto^me, cet e/clat sanguinolent a\ force d'e^tre fixe/ des yeux et imagine/ comme le plasma, comme la lymphe, comme les reflets de l'inte/rieur de la chair sur les vagues du lac bru^lant dans sa te^te qui tourne, tourne, poisse, obse\de la jeune femme dans le liquide colorant se/cre/te/ par la pourpre sur les fucus 144 et sur les algues de la mer rougie ou\ nagent les hippocampes imaginaires, ou\ la fixite/ de la pupille de l'oeil d'Edma e/tincelle comme une me/duse sous le regard d'Evrard qui ne se lasse pas de de/tailler les points phosphorescents de l'iris marin sur cette eau humaine, sur cette femme de la partie aqueuse du sang. Elle respire plus re/gulie\rement, se de/tend, s'arre^te de trembler. L'amour agit sur ses bouffissures, sur toute la pression du sang, sur l'augmentation du taux d'hormones de cette femme enceinte ; elle pressent ce qu'elle pourra pardonner, ce qu'elle pourra endurer, au-dela\ des formes de ces rouges, au-dela\ des longueurs des ondes lumineuses de ces rouges, au- dela\ de l'intensite/ de la lumie\re de ces rouges qui passent dans la filtration qu'elle voit a\ demi quand elle regarde la brume et que les couleurs, les figures s'estompent dans le brouillard re/tinien de ses yeux leve/s vers le ciel et les nuages ou\ le pouvoir visuel diminue, ou\ le champ du rouge re/tre/cit, ou\ la vision se perd en immersion dans le lac de poches, de membranes cardiaques, abdominales, pulmonaires du ventre maternel qui tressaille, fro^le/, touche/ par les fre/tillements, par les petits doigts doux du foetus a\ qui Edma re/pe\te, recueillie sur son expe/rience inte/- rieure : --- Tu vis! Tu vis! Elle entre dans le neuvie\me mois de sa grossesse, apre\s avoir erre/ huit mois dans les craintes, les 145 doutes, les tentations du corps cherchant a\ se de/- fendre contre les furieux assauts dont le rythme soule\ve les veines, les arte\res du de/bit saccade/ de cette onde/e de rouge sortie du coeur ou\ les globules, les cellules nagent dans la fibrine, dans le plasma, dans le se/rum de l'afflux et du reflux dont les poumons revivifient la couleur vermeille, rose/e, am- bre/e, ce rouge interne qu'Edma sent vivre peu a\ peu dans tout son corps. --- Tu es vivante... Murmure Evrard a\ la force sauvage qui, n'arrivant plus a\ se contenir, risque si souvent de de/border, de tout emporter. Edma s'est fige/e net. --- Je me fais peur... --- Moi, j'ai confiance. Tu m'aimes plus que tu ne le crois et tu tiens a\ la vie plus que n'importe qui... Re/pond Evrard en marchant a\ grandes enjambe/es dans les cercles psychologiques que la circulation du sang a commence/ a\ de/crire dans la chambre. Elle l'implore. --- Re/siste. . . Re/siste. . . Re/siste-moi. Edma, dans un acce\s de remords, fond en larmes. --- Ne meurs pas! Sanglote-t-elle, s'adressant en me^me temps a\ l'homme qu'elle aime, a\ leur enfant et a\ elle-me^me, a\ une vie que n'ont pas cesse/ de viser sa propre haine, sa propre obscurite/, tandis qu'Edma progresse dans le tunnel taille/ dans le roc, et taille/ dans la paroi d'organes et de pulsions dont Evrard a e/te/ l'inge/nieur qui, par son acharnement d'homme, a permis a\ la 146 jeune femme de traverser l'angoisse qui verrouille la conscience et qui interdit a\ la joie le passage comme la ce/cite/ nous prive de la lumie\re, selon cette maternite/ symbolique de l'homme paralle\le a\ la maternite/ biologique dont le mouvement de contrac- tions et de pousse/es aide la te^te foetale a\ s'engager dans les te/ne\bres sanguines, a\ pe/ne/trer dans le bassin des entrailles de la me\re, a\ franchir l'orifice, a\ arriver au jour. Edma frissonne, comprime/e encore par la marche douloureuse d'un travail jamais comple\tement creuse/, jamais comple\tement e/clairci, jamais comple\tement humanise/, dans la longue attente qui pousse le corps vers l'esprit ou\ l'homme et la femme, physiques, ce/re/braux, s'unissent, s'essoufflent, se de/laissent, riva- lisent dans la me^me recherche d'une ve/rite/... --- Un couple ? Balbutie Edma, e/puise/e par le chemin qui les aura mene/s, Evrard et elle, a\ ce mot, a\ ce simple mot sans que l'amour puisse e/viter d'en assaillir le sens enracine/ dans la chair, dans l'abi^me et de former peu a\ peu un lien serrant trop, au point d'atteindre l'os, le cra^ne, de ronger sous la peau et sous les cheveux fins caresse/s par les mains sentant sous leur chaleur affleurer le froid, cette dualite/, le clair-obscur ou\ une partie de notre e^tre est laisse/e dans l'ombre par le coeur qui cache d'autant plus la peur et la mort que nous montrons plus de vie et de passion. Il la prend dans ses bras, elle se serre contre lui. Et les tons de/grade/s de rouge, de bleu violace/, de rose fane/e, les arborisations s'illuminent, retrouvent alors la lumie\re de l'intime qui, dans le corps, nous permet de nous voir l'un l'autre malgre/ la nuit 147 inte/rieure ou\ de\s notre naissance on reste seul et malgre/ la tourmente qui, de plus belle, va se remettre a\ souffler sur les neurones, sur la moelle, sur ces fonds peu e/claire/s par le soleil, sur ce domaine de l'angoisse sature/ d'e/lectricite/ ou\ quelque chose veille, toujours pre^t a\ de/chirer, a\ paralyser, a\ foudroyer si la voix, si les mains qui nous retiennent tout contre la peau et dans leur tendresse nous la^chent et si le bruit de la vie s'e/loigne...